- Apprendre, c’est se construire des représentations... avec d’autres
A l’heure où règne cette uniformité de bon ton dans les discours entourant les dispositifs pédagogiques (lire à ce sujet l’article “Politiser l’éducation”, dans cette même revue), à l’heure où les idées de l’Education Nouvelle sont invoquées par la plupart des projets éducatifs, qu’ils soient scolaires ou non, il nous a semblé
intéressant de prendre du recul par rapport à notre action quotidienne. Nous voudrions en effet ici identifier et analyser les différents modèles d’apprentissage qui parcourent la société, questionner leurs conséquences pédagogiques et méthodologiques (vis-à-vis des formé-e-s et des formateurs, formatrices)... afin de replacer les CEMEA au coeur d’un courant idéologique et (ré)affirmer - (r)affermir notre positionnement et nos principes !
Réflexions sur les modèles d’apprentissage et leurs conséquences
L’acte d’apprendre, la relation d’apprentissage et de formation, peuvent être classifiés, selon Martin et Savary (1996), en trois grands modèles. Chacun de ces modèles vise à répondre à la question “Qu’est-ce qu’apprendre ?” et apporte un éclairage, une explication sur ce qui est, pour une grande part, inobservable dans l’acte d’apprentissage.
-> Le modèle de l’empreinte : “La connaissance se transmet”
C’est le modèle le plus ancien et, quoi qu’on en dise, le plus présent encore dans les discours et les pratiques pédagogiques. Il postule que l’acte d’apprendre est une appropriation de connaissances et qu’il réside dans l’impression des perceptions dans le cerveau de l’apprenant-e.
Ce qui compte, c’est l’exposé clair du message par le formateur, la formatrice et ce qui est demandé aux participant-e-s, c’est d’écouter et d’enregistrer. Le processus d’apprentissage est alors pensé dans un schéma “émetteur-récepteur” et l’action du formateur, de la formatrice, consiste à transmettre son propre savoir à l’ignorant-e ; c’est lui-elle qui forme l’autre par la qualité de son exposé (cours magistral, conférence...).
-> Le modèle du conditionnement : “Apprendre, c’est exécuter et répéter”.
Le modèle du conditionnement est centré sur les observables de l’acte d’apprendre. La théorie qui fonde cette conception est celle du conditionnement (behaviorisme) dont les principaux chercheurs sont le physiologiste Pavlov (1849-1931) et le psychologue Skinner (1904-1990). L’acte d’apprendre serait, selon ces auteurs, la reproduction d’un modèle, le modèle pouvant être les personnes qui réussissent, des façons de faire éprouvées et concluantes, des normes considérées comme indiscutables, des règles à respecter, etc.
Ce qui compte, c’est la structuration des tâches et ce qui est demandé aux participant-e-s, c’est d’imiter, de répéter. L’organisation du programme joue un rôle primordial, en conditionnant la personne par des exercices répétés. Ce modèle est à l’origine de ce qu’on appelle “la pédagogie par objectifs”.
-> Le modèle socio-constructiviste : “Apprendre, c’est chercher et résoudre…avec d’autres”
Ce modèle a pris le contre-pied du modèle précédent et centré son éclairage sur l’activité mentale et non comportementale de la personne, en prenant appui sur des travaux de philosophes comme Gaston Bachelard (1884-1962) et sur des recherches de psychologues comme Jean Piaget (1896-1980), Lev Vygotsky (1896-1934) et Jérome Bruner (1915). L’acte d’apprendre est une auto-transformation, une production de savoirs et de compétences. Ce qui compte, c’est l’ensemble des problèmes que devra résoudre la personne et l’activité de réflexion menée à ces occasions. Ce qui est demandé aux participant-e-s, ce sont d’une part une remise en cause, d’autre part des capacités d’analyse. La confrontation entre pairs (les “conflits socio-cognitifs”) est essentielle, car nul ne peut se (trans-)former seul.
Si l’on récapitule, avec Savary et Martin (1996), ces trois modèles sous forme d’un tableau à entrées multiples :

Le modèle dans lequel les CEMEA s’inscrivent : le socio-constructivisme
Les formateurs aux CEMEA ne se positionnent pas comme détenteurs de réponses à transmettre aux participant-e-s pour qu’ils-elles les intègrent.
Nous ne “coachons” pas les personnes par des exercices répétitifs programmés, jusqu’à ce qu’elles arrivent à un résultat déterminé.
Nous mettons plutôt les participant-e-s face à des situations-problèmes (pouvant prendre la forme de travaux de groupe, réflexion individuelle, jeux de rôles, étude de cas, etc.) qui suscitent la prise de recul par rapport à la pratique, la remise en question, la recherche de réponses par les personnes elles-mêmes en fonction de ce qu’elles vivent dans leur vie personnelle et professionnelle. En cela, les CEMEA s’inscrivent dans le modèle d’apprentissage développé notamment par Piaget, un modèle qui explique l’acte d’apprendre comme une réorganisation du savoir antérieur à partir d’une sélection de ce qui a été vu ou entendu.
“L’acquisition d’une information se traduit par une perturbation qui va entraîner chez l’individu un déséquilibre du champ cognitif et exiger un travail de synthèse pour assimiler, intégrer, critiquer, admettre, ajouter cette nouvelle donnée dans un champ cognitif alors enrichi.” Jean Piaget, 1940.
Le savoir se construit par celui ou celle qui apprend et cette construction est rendue possible par deux conditions :
la rencontre avec des obstacles qui font naître une prise de conscience de besoins nouveaux ;
l’analyse de ces obstacles et des hypothèses de réponses nouvelles.
Si l’on admet que l’expérience permet à l’individu de se faire une certaine idée des choses, des phénomènes, des relations, cela sous-entend que l’expérience génère des représentations, qui sont des explications du monde. Autrement dit, la personne n’est en aucune façon et jamais une page blanche, car elle a des représentations, matériaux à partir desquels elle raisonne, réalise des opérations logiques. Or, ces représentations peuvent être inadéquates, non pertinentes, dans la mesure où elles peuvent rendre incompréhensibles certaines situations et où elles peuvent paralyser l’action…voire conduire à renforcer le système des représentations si la réalité vécue vient trop s’y opposer (phénomène de la réduction de la dissonance cognitive mis en évidence en psychologie sociale par Léon Festinger).
Une représentation est le modèle explicatif auquel recourt un sujet pour comprendre diverses situations, et particulièrement des paroles et des actes, les siens propres ou ceux d’autrui. Un tel modèle explicatif est en lien direct avec le vécu de la personne et est donc persistant dans le temps. Il est d’autant plus persistant qu’il se construit dans la durée et fait partie de nous. Dans le modèle constructiviste, apprendre, c’est transformer ses représentations, pour en construire de nouvelles qui permettront de lire autrement l’environnement et d’agir sur lui ; c’est passer d’un état de déséquilibre à un état d’équilibre supérieur, dans la mesure où ce dernier signifie une compréhension plus importante du monde et des possibilités d’actions supérieures.

Jean Piaget a particulièrement analysé ce processus qui permet à la personne de retrouver cet équilibre. Il part de deux idées-clés :
- l’être humain n’apprend que s’il a un besoin : toute action répond à un besoin ;
ce besoin vient d’un déséquilibre, d’un décalage entre ce que l’individu sait, sait faire et la situation nouvelle qui se présente à lui.
Apprendre consiste à rétablir cet équilibre de deux façons :
- l’assimilation, c’est-à-dire ramener l’inconnu à du connu, repérer dans la situation nouvelle des éléments déjà rencontrés et appliquer des façons de faire éprouvées ;
l’accommodation, c’est-à-dire transformer ses façons de penser, c’est-à-dire le système de représentation lui-même, pour traiter la situation nouvelle.
Autrement dit, par l’assimilation, la personne structure matériellement ou en pensée l’objet qui lui est proposé, tandis que par l’accommodation, l’objet structure la personne en restructurant son “appareil à penser”.
Conséquences méthodologiques et rôle du formateur, de la formatrice
“Le développement de l’enfant ne procède pas de l’individuel vers le social, mais du social vers l’individuel.” Lev Vygotski (1933).
Apprendre est un acte. Acte qui mobilise l’activité de la personne, qui n’est ni un réceptacle, une potiche que l’on remplirait, ni un être que l’on façonnerait par un programme et un conditionnement.
Aux CEMEA, le travail du formateur, de la formatrice consiste à organiser les situations-problèmes qui visent à déstabiliser et générer les apprentissages. Ces situations-problèmes travaillent les représentations qui résistent et qu’il faut déstabiliser pour les transformer, elles peuvent prendre des formes variées : jeux de rôles, étude de cas, photo-langage, analyse de documents audio-visuels, construction collective, etc. Elles visent à développer l’autonomie de l’apprenant-e en l’amenant à prendre conscience de ses ressources et à exploiter les ressources mises à sa disposition pour résoudre le problème.
Apprendre, c’est résoudre des problèmes (pas au sens mathématique du terme, mais bien au sens large, d’une situation nouvelle, non maîtrisée, qui se présente à moi et qui incite à transformer mes représentations). Le travail du formateur, de la formatrice, est donc de privilégier tous les actes qui mobilisent l’apprenant-e, développent son autonomie, en font plus un producteur-une productrice de savoir, savoir-faire, savoir-être... plutôt qu’un consommateur-une consommatrice !
Pour cela, le formateur-la formatrice :
incite à la recherche plutôt que donne les réponses aux questions posées ;
fait anticiper les conséquences d’une décision plutôt que les énonce à la place des participant-e-s
développe l’auto-évaluation plutôt que l’évaluation extérieure
aide à reformuler, à expliciter un raisonnement plutôt que de le faire pour les personnes
propose différents vecteurs d’expression (verbale, corporelle, graphique, manuelle...) qui touchent à la globalité de la personne par des activités-supports variées et dans des structures individuelles et collectives.
En conclusion : “Tout être humain peut se développer et même se transformer au cours de sa vie. Il en a le désir et les possibilités.”
C’est l’un des principes qui guident notre action (Gisèle de Failly, 1957) : il se retrouve dans toutes nos publications, tou-te-s les formateurs, les formatrices des CEMEA le connaissent... Cette phrase a des implications pédagogiques et sociales et offre du pouvoir sur le monde, de la liberté, aujourd’hui encore.
Car certains pseudo-questionnements insidieux traversent la société de manière récurrente : “Jusqu’à quel âge est-il possible d’apprendre ? L’intelligence est-elle innée ou bien peut-elle s’acquérir et par conséquent se développer ? Peut-on repérer les futur-e-s délinquant-e-s dès leur plus jeune âge (à la crèche, par exemple) ?” ... Ces soi-disant questionnements remettent en cause les interventions éducatives dans leur fondement. La conception fataliste qui veut que l’intelligence soit innée (“on est-naît intelligent”) réduit la formation, l’éducation même, à une mise en valeur de ce qui est déjà là. Cette conception, présente tant dans certains travaux de recherches américains et européens (“Tout se joue avant cinq ans”) que dans certains discours populaires (“On ne fait pas des chiens avec des chats”, “Le fruit ne tombe jamais bienloin de l’arbre”...) tend à rendre l’éducation inutile si ce qui doit être donné à la naissance fait défaut.
Aux CEMEA, au “Tout se joue avant cinq ans” nous opposons “Rien n’est jamais joué”. Et nous partageons avec de nombreux pédagogues, comme Philippe Meirieu, le postulat de “l’éducabilité” : toute personne quels que soient son âge, son histoire, son parcours, sa situation, peut progresser intellectuellement et se développer, dans des conditions appropriées. Cette conviction, ce principe qui fonde notre travail de formateur, de formatrice aux CEMEA ne fait pas disparaître les difficultés du terrain au quotidien. Mais ce n’est pas parce qu’un-e participant-e n’arrive pas à transformer ses représentations, à se remettre en question, à construire ses réponses... que cela sera à jamais impossible.
Il nous faut conserver ce regard inconditionnellement positif sur les capacités de l’autre à progresser. Garder en tête notre histoire et retourner régulièrement nous ressourcer au sens premier de nos méthodes, de nos valeurs et principes...
pour les (ré)affirmer et les (r)affermir !