Coup d’œil dans le rétroviseur
En automne 2019, la Convention Internationale des Droits de l’Enfant fête ses trente ans d’existence. En effet, ce traité international a été adopté par l’Organisation des Nations Unies (ONU) le 20 novembre 1989, dans le but « de reconnaître et protéger les droits des enfants », élargissant à l’enfant le concept de droits garantis, tel que défini dans la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948.1
La prise de conscience de l’importance de formaliser des droits spécifiques aux enfants date du lendemain de la 1re Guerre mondiale. En effet, dès 1919, cette préoccupation commence à trouver un écho international avec la création de la Société des Nations, qui met en place un Comité de protection de l’enfance. En 1924, la Déclaration de Genève est adoptée, premier texte international reconnaissant offi-ciellement des droits spécifiques aux enfants et précisant les responsabilités des adultes.2
Les horreurs de la Seconde Guerre mondiale laissent des milliers d’enfants en détresse, blessé-e-s, démuni-e-s ou orphelin-e-s. En 1947 est alors créé le Fonds des Nations Unies des secours d’urgence à l’enfance, l’UNICEF, qui a pour mission de porter secours aux enfants victimes de la guerre sur le continent européen. Dès 1953, son mandat devient international et ses actions se tournent vers les pays en voie de développement. L’UNICEF met alors en place des programmes d’aide à l’enfance pour l’éducation, la santé, l’accès à l’eau et à l’alimentation... Mais il manque à son action un cadre légal défini et contraignant.
Le 20 novembre 1959, l’Assemblée générale des Nations Unies adopte la première Déclaration des droits de l’enfant. Même si de nombreux pays y sont opposés et que le texte n’a aucune valeur contraignante, il ouvre la voie à une reconnaissance universelle des droits de l’enfant et commence à faire de lui un véritable sujet de droit.
L’année 1979, proclamée par les Nations Unies « Année internationale de l’enfant », sera décisive. En effet, la Pologne propose la constitution d’un groupe de travail au sein de la Commission des droits de l’Homme, afin de rédiger une convention internationale spécifique aux droits de l’enfant, se basant notamment sur les travaux et les idées du pédiatre polonais le Dr Janusz Korczak, connu pour son engagement en faveur du respect et de la prise en considération des enfants. Engagement qui lui fera délibérément choisir d’être déporté en 1942 vers le camp de concentration de Treblinka avec les enfants d’origine juive de son orphelinat.
Le 20 novembre 1989, la Convention Internationale des Droits de l’Enfant (CIDE) est adoptée à l’unanimité par l’Assemblée générale des Nations Unies. En 54 articles, ce texte formalise les droits civils, économiques, sociaux et culturels de l’enfant. Il s’agit du premier texte international juridiquement contraignant ayant pour vocation de considérer et protéger l’enfant en tant qu’être humain à part entière.3
Rapidement, la CIDE est signée et ratifiée par la majorité des pays dans le monde, sachant que signer une convention, c’est faire une déclaration d’intention, la ratifier, généralement par un vote du parlement, c’est formaliser sa volonté de l’appliquer en mettant les lois nationales en conformité avec le contenu de la Convention.3
En ratifiant la CIDE, chaque pays accepte donc de réexaminer ses lois relatives aux enfants, d’évaluer ses services sociaux et ses systèmes juridiques, sanitaires et éducatifs, ainsi que le montant des crédits qu’il leur alloue. Les gouvernements sont ensuite tenus de prendre toutes les mesures législatives et administratives qui s’imposent pour s’assurer que les normes minimales fixées par la Convention
soient respectées. Et si les normes juridiques d’un pays sont plus strictes que celles énoncées dans la CIDE, ce sont les normes les plus strictes qui prévalent.4
Aujourd’hui, sur les 197 États signataires de la Convention, 196 l’ont ratifiée... à l’exception notable des États-Unis d’Amérique (la Somalie, le Soudan du Sud et la Palestine sont les derniers pays signataires en date, en 2014 et 2015). L’un des premiers motifs invoqués par les États-Unis pour ne pas ratifier la CIDE était que plusieurs de ses états refusaient d’abolir la peine de mort pour des crimes commis par des mineur-e-s (y compris pour des jeunes atteint-e-s de maladies mentales avérées).En décembre 2003 pourtant, les États-Unis font savoir qu’ils désirent ratifier la Convention, mais en déposant une réserve sur l’article 37, qui condamne le recours à la peine de mort contre les enfants.
En mars 2005, les États-Unis abolissent enfin la peine de mort pour les mineur-e-s, mais le pays ne s’engage pas pour autant à ratifier la CIDE, notamment parce que certains états continuent à mettre les mineur-e-s en prison. Un autre élément de poids pèse dans la balance : de nombreux lobbies conservateurs, soutenus notamment par des sénateurs et sénatrices du Parti Républicain, estiment que la Convention détricote les droits des parents sur leurs enfants et pourrait mettre des restrictions à certaines libertés fondamentales des familles américaines.
Les articles de la CIDE tentent en effet de concilier deux impératifs juridiques souvent en tension : une protection élevée de l’enfant et le respect des libertés individuelles et privées, notamment du point de vue des parents.
L’enfant, d’objet à sujet
La CIDE repose sur cinq grands principes 5 structurant les orientations générales explicitées à travers ses différents articles :
- la non-discrimination,
- l’intérêt supérieur de l’enfant,
- le droit à la survie et au développement,
- l’opinion de l’enfant,
- le droit à l’éducation.
L’un de ces principes est singulièrement novateur en 1959, celui « d’intérêt supérieur de l’enfant » qui consacre l’enfant comme « un sujet de droit » alors que celui-ci n’était jusqu’alors considéré que comme « un objet de droit », c’est-à-dire bénéficiant de ce qui est considéré favorable pour lui uniquement du point de vue des adultes, cette appréciation étant le plus souvent laissée à son milieu familial et, plus particulièrement, à son père (puissance paternelle). En consacrant l’intérêt de l’enfant comme outil juridique, la CIDE a ainsi tenté de modifier l’équilibre entre les droits des personnes au sein de la cellule familiale, reconnaissant à l’enfant un statut plein et entier.
« Dans toutes les décisions qui concernent les enfants, qu’elles soient le fait des institutions publiques ou privées de protection sociale, des tribunaux, des autorités administratives ou des organes législatifs, l’intérêt supérieur de l’enfant doit être une considération primordiale. »
CIDE, article 3 §1
Comme souvent dans les conventions internationales où les préoccupations des uns doivent ménager les intérêts des autres, le concept d’intérêt supérieur de l’enfant n’a pas été circonscrit de manière précise par les Nations Unies, étant laissé à l’appréciation des pays signataires. Par conséquent, son application dans les législations nationales donne lieu à des interprétations très variables et parfois controversées, notamment en raison du risque de conflit avec les droits des familles.
Jean Zermatten, qui a présidé le comité des droits de l’enfant de 2011 en 2013, a produit une analyse complète de ce concept qu’il qualifie lui-même « de contenu assez flou et de fonctions multiples ». Selon lui, il ne faut pas confondre la notion d’intérêt supérieur avec celle, beaucoup plus générale, du bien-être de l’enfant, mais elle constitue « l’instrument juridique conçu par la Convention qui cherche à atteindre cet état idéalisé et qui fonde la garantie pour l’enfant de voir son intérêt pris en compte de manière sys-tématique. » 6
Dans la Convention, il est donc essentiellement question d’idéal à atteindre afin de « garantir à tous et toutes les enfants du monde les mêmes droits », mais qu’en est-il de l’effectivité de ces intentions ?
Les droits de l’enfant dans les textes... et dans la réalité des pays
Même si la CIDE a été adoptée à l’unanimité par les Nations Unies en 1989 et est aujourd’hui ratifiée par plus de 190 pays, des dispositifs juridiques et politiques permettent aux pays signataires d’en limiter la portée. Par exemple, émettre une réserve permet à un État d’accepter un traité international tout en lui donnant la possibilité de ne pas appliquer certaines dispositions auxquelles il ne veut pas se conformer, ce qui prive évidemment certains articles de la Convention de leur essence. 7
Nous l’avons dit, pour qu’un texte international soit appliqué au niveau national, il est nécessaire pour un pays de faire voter de nouvelles lois et de les faire respecter. Démarche que certains États signataires n’ont toujours pas concrétisée, pour des raisons qui peuvent être politiques, religieuses ou économiques. Il peut être en effet parfois pratique pour un pays de fermer les yeux sur l’âge limite envisagé par la Convention pour mettre un enfant au travail, en faire un soldat ou le-la marier...
Et même en cas de transposition, les institutions nationales indispensables au respect de ces droits ne sont pas toujours mises en place, suffisantes, accessibles ou efficaces, telles que l’aide à l’enfance et à la jeunesse, la police, les hôpitaux, les orphelinats, les établissements scolaires, etc. Parfois, ce sont les mécanismes de contrôle et de répression des violences commises sur des enfants qui n’existent pas ou sont inopérants.
Or, l’existence même des droits de l’enfant est remise en cause quand ils ne peuvent pas être véritablement concrétisés sur le terrain ou que les abus ne sont pas sanctionnés.
Une autre difficulté, basique, qui se pose pour une application effective et commune des droits de l’enfant dans les pays signataires, est qu’il n’y a pas de consensus pour déterminer jusqu’à quel âge, pré-cisément, on est un enfant. En effet, la CIDE, dans son article premier, précise : « Un enfant s’entend de tout être humain âgé de moins de dix-huit ans, sauf si la majorité est atteinte plus tôt en vertu de la législation qui lui est applicable ».
L’enfance est ainsi une période variable selon les pays et les contextes, tributaire de critères culturels, religieux, économiques... Il n’est donc pas possible de fixer une limite d’âge universelle. Ce qui signifie que les enfants dans certains pays se voient soumis-es à des traitements propres aux adultes, comme le travail, le mariage, la maternité, l’enrôlement mili-taire ou encore des peines de prison fermes. À l’inverse, dans d’autres pays, la parole des enfants n’a pas de valeur et n’est pas écoutée, alors qu’ils-elles seraient en mesure de poser des choix pour eux et elles-mêmes, bien avant leurs 18 ans par exemple.
Cela questionne, plus globalement, la vision universaliste très occidentale des droits de l’enfant tels que rédigés dans la Convention. Il est reproché aux pays à l’origine de la CIDE d’avoir voulu imposer au reste du monde « leur » vision de ce qu’est un enfant et de ce dont il a besoin, sans prendre suffisamment en considération les différences sociales, culturelles ou économiques des autres pays. Ce qui a pour conséquence de freiner certains États ou populations, ayant une autre vision de l’enfance ou des traditions et conditions de vie différentes, à appliquer concrètement les articles de la Convention sur le terrain. La vocation universelle des textes internationaux peut être perçue comme un danger, pour celles et ceux qui craignent de voir leur culture disparaître ou être assimilée aux valeurs occidentales.
Par exemple, la Charte Africaine intègre l’enfant dans la notion de « groupe » et lui impose des devoirs, à la différence de la CIDE. Elle précise dans son article 31 : « Tout enfant a des responsabilités envers sa famille, la société, l’État et toute autre communauté reconnue légalement ainsi qu’envers la communauté internationale ». 8 L’importance donnée ici au groupe, pouvant aller jusqu’à l’emporter sur l’individu, reflète la prise en compte de certaines coutumes en vigueur sur le continent africain.
Certain-e-s estiment donc que les droits de l’en-fant rédigés dans la Convention ne prennent pas suffisamment en compte les différences économiques, sociales, culturelles et politiques entre les pays. Il est difficilement envisageable de réclamer les mêmes droits applicables pour tou-te-s les enfants du monde, alors qu’ils-elles ne vivent pas du tout dans les mêmes conditions.
D’un autre côté, si l’on peut questionner, par exemple, le fait de dénoncer la violation du droit aux loisirs dans des pays où le droit à la vie, à la santé ou à l’eau ne sont pas assurés, il n’en reste pas moins que le droit aux loisirs et au repos est un droit pour chaque enfant dans le monde... et qu’il doit être garanti par les adultes qui l’entourent.
La Convention Internationale des Droits de l’Enfant a le mérite d’exister : elle a formalisé la prise en compte des besoins spécifiques des enfants et elle tente de sensibiliser les adultes au respect de ces besoins. Mais la mise en œuvre concrète de leurs droits dans la vie quotidienne des enfants reste subordonnée au comportement des adultes : ses parents, sa famille, ainsi que les professionnel-le-s (de l’éducation, de la santé, de la justice...) qui l’accompagnent.
Sans le concours des adultes, les droits de l’enfant n’existent pas.
Aux CEMÉA, un certain regard est porté sur l’enfant, depuis toujours
« L’histoire de la naissance des CEMÉA est aussi l’histoire d’une époque, celle de 1936, époque de création et de renouvellement : des problèmes sociaux latents venaient au jour et se posaient avec acuité, les institutions étaient mises en question, la jeu-nesse prenait une place nouvelle, imaginer et inventer devenait possible. »9
Gisèle de Failly
Au tout début du 20e siècle en France, envi-ron 25.000 enfants partent chaque année en colonie de vacances durant l’été, encadré-e-s par des accompagnant-e-s d’associations caritatives, religieuses ou sportives. Cette situation change notablement à partir de 1936, sous le gouvernement de Léon Blum, qui instaure les congés payés et la semaine de 40 heures, instituant ainsi un nouveau champ : celui des va-cances des adultes. Les vacances cessent d’être un privilège, réservé à une élite fortunée : elles deviennent un droit pour toutes et tous.
C’est dans ce contexte social et politique que naissent donc, en France d’abord et en Belgique dix ans plus tard, les Centres d’Entraînement aux Méthodes d’Éducation Active, mouvement d’Éducation nouvelle dont les toutes premières visées sont de proposer aux enfants et aux jeunes des espaces de vacances en internat dans les meilleurs conditions possibles : que ce soit au niveau de l’hygiène, de l’alimentation, de la qualité de l’encadrement, des propositions d’activités... et du regard porté sur chacun et chacune. En effet, enfants comme adultes, chaque personne est considéré comme capable de se développer, de raisonner, de poser des choix et d’exprimer des opinions.
Les terribles années de la Seconde Guerre mondiale et les souffrances vécues, notamment par les enfants et les jeunes, vont conduire les fondateurs et fondatrices de l’association à revendiquer des préoccupations sociales, politiques et philosophiques de plus en plus affirmées.
Ainsi, les actions des CEMÉA trouvent, aujourd’hui encore, leur fondement dans les principes formulés au congrès de Caen de 1957 par Gisèle de Failly, membre-fondatrice :
- tout être humain peut se développer et même se transformer au cours de sa vie, il en a le désir et les possibilités ;
- tout être humain, sans distinction d’âge, d’origine, de sexe, de conviction, de culture, de situation sociale a droit à notre respect et à nos égards ;
- le milieu de vie joue un rôle capital dans le développement de l’individu ;
- les actions sont menées en contact étroit avec la réalité ;
- l’éducation doit se fonder sur l’activité, essentielle dans la formation personnelle et dans l’acquisition de la culture ;
- l’expérience personnelle est un facteur indispensable du développement de la personnalité.
Concernant les séjours en colonies de vacances, Gisèle de Failly considère qu’il faut « substituer la simple surveillance à l’action d’éducateurs préparés à leur tâche et soutenus dans leur travail par une conception pédagogique, celle de l’Éducation nouvelle, une pédagogie qui crée des situations où chacun, enfant, adolescent, adulte, en prenant conscience de son milieu de vie, peut se l’approprier, le faire évoluer, le modifier, dans une perspective de progrès individuel et social. » 10
La colonie de vacances telle qu’envisagée par les CEMÉA devient un lieu où l’enfant, seul et en groupe, va expérimenter un autre espace-temps, à la fois plus proche de ses besoins, mais aussi soumis aux contraintes de la vie en collectivité. Il s’agit par exemple pour les enfants et les jeunes d’apprendre à se coucher et à se lever en étant plus à l’écoute de leur corps, de découvrir que des repas en collectivité peuvent être de vrais moments de convivialité, que les activités peuvent se construire au gré de leurs envies ou des sollicitations de l’environnement (un ruisseau au détour d’une promenade peut donner lieu à la construction d’un barrage ou de radeaux...). L’enfant découvre aussi qu’il y a du temps pour ne rien faire, être simplement assis sous un arbre, se poser et regarder le monde...
Aujourd’hui comme hier, le projet de nos centres de vacances est de permettre à l’enfant de poser des choix selon ses besoins et ses envies, de s’exprimer et d’être écouté par des adultes au regard bienveillant, bientraitant, confiant dans ses capacités et son jugement.
Ainsi, nous mettons en place des espaces-temps privilégiés, où les droits de l’enfant, au-delà d’être décrétés, sont constamment pris en compte et agis.
L’enfant, à égalité d’être avec l’adulte
Au 20e siècle, en parallèle de la formalisation des droits de l’enfant à un niveau international et de la naissance de ce courant de pensée révolutionnaire que représentent les mouvements d’Éducation nouvelle, une autre avancée éducative fondamentale est en marche : la considération que le tout jeune enfant, le bébé, est un individu à part entière. Ce qui va influencer considérablement l’approche des conditions nécessaires à son épanouissement en milieu d’accueil collectif.
En effet, à leur création au milieu du 19e siècle, les crèches et les pouponnières (orphelinats) étaient essentiellement des lieux hygiénico-sanitaires dont la mission était de préserver les nourrissons de la mortalité infantile liée aux maladies, aux infections et à la malnutrition. Le personnel, composé d’aides-soignantes peu qualifiées, reproduisait des gestes médicaux de manière mécanique. Changes rapides, bains, repas, prises de température, lavages de nez et d’yeux... constituaient un travail à la chaîne où l’enfant n’avait pas de place et était manipulé comme un objet à longueur de journée par les adultes.
Les travaux de René Spitz, en 1946, sur l’hospitalisme 11 et la dépression anaclitique 12, vont mettre en lumière l’existence d’une vie psychique chez le bébé dès sa naissance. Constatant l’état inquiétant d’anorexie, d’inertie et de régression de bébés dans certaines pouponnières, Spitz évoque la nécessité d’un lien d’attachement du jeune enfant à son parent ou à son substitut. On découvre ainsi que la qualité de la relation, du soin, de la communication avec le bébé est tout aussi essentielle à son épanouissement que la quantité de nourriture ou la fréquence des soins qu’on lui donne.
Bien plus, avec les travaux de pédagogues comme Henri Wallon, Jean Piaget, Donald Winnicott, Lev S. Vygotski ou encore Françoise Dolto, on découvre que le bébé est une personne ! Que les très jeunes enfants, bien avant l’acquisition de la parole, ont une personnalité propre, qu’ils-elles ressentent et peuvent exprimer des émotions et que la parole de l’adulte sur ce qui les concerne peut les aider à construire leur pensée.
Ces modifications fondamentales du regard porté par les adultes (parents comme professionnel-le-s) sur les compétences des enfants, même très jeunes, résonnent évidemment de manière particulière pour les mouvements d’Éducation nouvelle et vont en conforter les principes fondateurs : l’individu, peu importe son âge, doit être pris en compte dans sa globalité et être considéré comme capable d’évoluer. Et pour les CEMÉA, l’éducation est envisagée comme un éventail de possibilités pour la personne de se transformer de manière entière. L’enfant, dès sa naissance, peut prendre une part active à son éducation : il n’est ni une tête vide que l’on remplit, ni un corps mou que l’on soigne ou fortifie. Il est un être aux potentialités nombreuses et variées.
Dans les années 1970, les CEMÉA vont découvrir en Hongrie un lieu où ces valeurs sont mises en pratique depuis déjà trois décennies avec les bébés : Lóczy. Le fonctionnement de cette pouponnière située à Budapest se fonde sur l’approche éducative et médicale innovante de la pédiatre Emmi Pikler. Celle-ci considère le bébé comme une personne à part entière, ayant une énergie vitale lui donnant la capacité de développer ses compétences. Pikler pose comme principes la motricité libre de l’enfant, son bien-être corporel, la qualité du soin et la relation privilégiée avec l’adulte qui s’en occupe, l’adulte de référence.
Autant d’intentions pédagogiques dans lesquelles se retrouvent bien entendu les CEMÉA. Ce n’est pas sans raison si le livre « Lóczy ou le maternage insolite » de Myriam David et Geneviève Appell, dans sa première édition en 1973, commence par ces mots : « Ce livre est dédié à tous les enfants qui, dans le monde, sont privés de parents, à ceux qui les aiment et s’y consacrent. Il est confié, pour édition, aux CEMÉA, qui ont toujours milité pour les enfants. »Nous l’avons vu, la question de savoir jusqu’à quel âge on est considéré comme un enfant s’est posée pour la rédaction de la Convention Internationale des Droits de l’Enfant, en lien avec l’application concrète des droits dans les différents pays. Pour les CEMÉA, ce qui est certain, c’est que l’on commence à être un enfant sujet de droits dès que l’on vient au monde.
Les droits de l’enfant et les CEMÉA aujourd’hui : un enjeu au quotidien et deux projets spécifiques
Dans notre mouvement d’éducation, vous trouverez peu de références formelles aux droits de l’enfant tels qu’ils sont définis dans la Convention. Mais la notion de l’enfant considéré en tant que sujet, comme la question du respect de ses besoins, de ses idées et de son développement à son rythme, sont au cœur de toute notre action éducative. Que ce soit dans ce que nous mettons en place directement pour les enfants et les jeunes à travers le projet pédagogique de nos centres de vacances, ou que ce soit dans la formation initiale et continuée des adultes qui agissent sur différents terrains éducatifs (la crèche, l’école, l’accueil extrascolaire, la plaine de vacances, la maison de quartier, le centre de jeunes...
Les droits de l’enfant en tant que tels ont cependant fait l’objet de deux grands projets des CEMÉA en 2014 et en 2018, issus pour l’un de la Fédération Wallonie-Bruxelles et pour l’autre de la Région wallonne. Il s’agissait dans les deux cas de répondre à un appel d’offre concernant l’évaluation d’un Plan d’Actions relatif aux Droits de l’Enfant (PADE), à travers l’organisation d’un processus participatif.
En effet, depuis 2004 en Fédération Wallonie-Bruxelles et depuis 2011 en Région wallonne, un rapport est réalisé tous les trois ans sur la politique menée en vue de l’application de la CIDE sur chaque territoire. Ces rapports comprennent une évaluation des mesures prises lors de l’exercice triennal précédent et un plan d’actions global pour les trois années à venir.
L’un des principes généraux de la CIDE est le droit à la participation des enfants aux décisions qui les concernent, notamment dans le cadre des politiques publiques. Or en 2010, la Belgique a été explicitement invitée par le Comité des droits de l’enfant de l’ONU à davantage promouvoir la participation des enfants et des jeunes dans tous les niveaux de gouvernement, mais aussi dans les processus même d’élaboration des plans d’actions 13. Réaliser des rapports sur la mise en œuvre des droits de l’enfant sur un territoire, c’est fondamental, mais pas sans la participation des premiers et premières concerné-e-s !
Une fois cette intention posée, rapidement une tension apparaît : la définition des adultes (par-ticulièrement des adultes au pouvoir) de la notion de « participation » est-elle la même que celle des enfants et des jeunes ?
La question des droits de l’enfant est en effet une préoccupation d’adultes souhaitant offrir aux enfants des garanties dans la société dans laquelle ils-elles vivent. Cette noble intention peut se heurter parfois avec une certaine violence aux institutions en place et aux fonctionnements établis, y compris dans notre pays. Encourager la participation des enfants et des jeunes à l’évaluation des politiques publiques les concernant et à l’élaboration de perspec-tives d’actions concrètes, cela va immanquablement questionner la place de chacun-e, mettre à jour des défaillances, titiller les rapports de force et le partage du pouvoir... Dans un système de fabrication de discours d’adultes à destination d’autres adultes, peut-on prendre le risque de laisser parler les enfants ? 14
Toutes ces questions, et bien d’autres, ont ponctué les deux projets menés par les CEMÉA autour des Plans d’Actions relatifs aux Droits de l’Enfant. Entre les risques de démarches faussement participatives, d’instrumentalisation de la parole des enfants, ou d’interprétation des résultats par les pouvoirs publics, nos craintes étaient nombreuses.
Et très vite, certaines se sont confirmées. Dans les deux projets, il n’était en effet pas possible que les enfants et les jeunes soient réellement sujets des dispositifs imaginés par les pouvoirs publics. Ni la temporalité (trop courte), ni les modalités organisationnelles (trop complexes) ne le permettaient. L’exigence qui était posée aux enfants était de se fondre dans les codes de ce que les adultes avaient pensé pour eux-elles, de réagir à diverses constructions politiques ou administratives, voire technocra-tiques pour devenir « caution » du dispositif pensé plutôt qu’acteurs et actrices véritables.
Les conditions n’étant pas réunies pour une réelle participation, sans nous leurrer (et surtout sans leurrer les enfants), nous avons décidé de mettre en place une démarche qui tenait davantage de la consultation active. Toutefois, l’attention portée aux enfants et aux jeunes à chaque moment, la confiance placée en chacun-e et dans le collectif, intrinsèquement liées aux valeurs de l’Éducation nouvelle, ont per-mis de ne pas tomber dans une manipulation des individus où l’art de « faire dire ce que l’on souhaite entendre » est maître. 15
Nous avons insisté pour faire vivre aux enfants des moments de réelle expression, malgré le cadre imposé qui le permettait peu. Nous avons pris le temps. Nous avons donné le temps aussi. Les multiples rencontres qui ont jalonné les deux projets ont été des moments remplis de relations de personne à personne, d’émotions, d’expérimentations, de libération de la parole... Nous sommes allé-e-s voir les enfants et les jeunes chez eux-elles, dans leurs locaux, dans leur école, leur maison de quartier... pour discuter de ce qui les préoccupe vraiment, de ce dont ils-elles ont besoin aujourd’hui, de comment elles-ils voient demain... Nous les avons écouté-e-s, avec bienveillance et confiance, les laissant s’exprimer sur leurs droits sans opérer de tri, ni aiguiller leurs propos. Et nous avons relayé l’entièreté de leur pa-role aux pouvoirs politiques, sans la filtrer.
Les rencontres et les activités que nous avons proposées ont représenté une première vraie expérimentation du droit à l’expression et à la participation pour beaucoup d’enfants et de jeunes. Ils-elles ont d’ailleurs tenu plusieurs fois à le souligner dans leurs recommandations. Les conditions nécessaires sont loin d’être réunies dans leur quotidien, que ce soit dans leur famille, à l’école, dans leurs activités de loisirs, culturelles ou sportives... Et ce, même si les droits de l’enfant sont en filigrane de divers écrits dans les lieux qu’ils-elles fréquentent, que ce soit dans des projets pédagogiques scolaires ou extrascolaires, des chartes, des règles de vie affichées au mur...
Les enfants ont évoqué de façon très critique les attitudes des adultes qui ont la mission de les accompagner au quotidien. De manière franche et directe, elles-ils ont pointé leur manque de savoir-être et de savoir-faire à leur égard. Une des solutions que les enfants et les jeunes ont d’ailleurs formulée est de former davantage les adultes à leur faire vivre leurs droits tout le temps et quel que soit le lieu...
Ces deux projets ont clairement fait apparaître qu’une grande partie des mesures gouvernementales, contenues dans les différents Plans d’Actions, ne correspondent pas aux préoccupations concrètes des enfants et des jeunes que nous avons consulté-e-s et ne répondent pas à leurs besoins. Le décalage est évident entre le vécu de leurs droits au quotidien et les recommandations formalisées par des adultes. La plupart de ces mesures ne touchent pas de façon concrète et directe la réalité des enfants, ni les questions qui les animent vraiment.
« Avoir des instituteurs gentils qui soient polis et souriants, s’il vous plaît. » Abdel, 11 ans, Dalil, 12 ans, Sofia, 11 ans, Liège.
« Une chambre à soi, surtout quand on est plus grand. » Nathan, 12 ans, Namur.
« Que les parents puissent avoir plus de congés ou tous les mercredis après-midis. » Mélissa, 11 ans, Hainaut.
« On voudrait nous exprimer sans qu’on nous dise non. » Naëlle, 10 ans, Louane, 8 ans, Liège.
« Il n’y a pas de passage pour piétons. Tu peux te faire écraser à tout moment. » Robin, 17 ans, Luxembourg.
« On a le droit de s’amuser. On a le droit de se faire des amis. » Ayoub, 11 ans, Hainaut.
« Moi, quand on me fait une piqûre, on ne m’explique pas. On me fait comme ça... » Younes, 6 ans, Liège.
Pour que les réalités des enfants soient incarnées dans les futurs Plans d’Actions des gouvernements, nous avons recommandé aux autorités concernées de sortir des logiques administratives, financières ou organisationnelles qui morcellent les différents niveaux de pouvoir en Belgique, afin de créer plus de cohérence dans les compétences qui concernent les enfants et les jeunes. Faire culture commune autour de ces enjeux fondamentaux que représentent les droits de l’enfant.
Des discours aux actes
Que ce soit à l’échelle d’un continent, d’un pays, d’une école, d’une crèche, d’une association ou d’un centre de vacances, les droits de l’enfant n’auront vraiment de sens que quand ils seront vécus par les enfants et les jeunes au quotidien, bien au-delà du simple fait d’être décrétés dans des conventions, des lois, des projets pédagogiques ou des chartes.
L’enfant, dès sa naissance et jusqu’à sa vie d’adulte, mérite d’être accompagné par des adultes sensibilisé-e-s à ses droits et les mettant en pratique dans leurs attitudes, leurs relations éducatives, leur posture, leur regard. La Convention Internationale des Droits de l’Enfant fête ses trente ans en 2019 : l’occasion de sortir des intentions et des discours pour passer aux actes.
« L’enfant mérite que l’on respecte ses peines, même si leur cause n’est que la perte d’un caillou. »
Janusz Korczak
1 / Encyclopédie libre en ligne Wikipédia, consulté en mai 2019.
2 / Humanium, organisation non gouvernementale internationale engagée à faire respecter les droits de tous les enfants, fondée le 20 novembre 2008 à Genève - www.humanium.org
3 / Site www.toutsurlesdroitsdelenfant.fr, consulté en juin 2019.
4 / Humanium, organisation non gouvernementale internationale engagée à faire respecter les droits de tous les enfants, fondée le 20 novembre 2008 à Genève - www.humanium.org
5 / « UNICEF - Les enfants ont des droits », UNICEF, Fonds des Nations unies pour l’enfance, 2003.
6 / Zermatten Jean, « L’Intérêt Supérieur de l’Enfant, de l’Analyse Littérale à la Portée Philosophique », 2003.
7 / Humanium, organisation non gouvernementale internationale engagée à faire respecter les droits de tous les enfants, fondée le 20 novembre 2008 à Genève - www.humanium.org
8 / Humanium, organisation non gouvernementale internationale engagée à faire respecter les droits de tous les enfants, fondée le 20 novembre 2008 à Genève - www.humanium.org
9 / Bordat Denis, « Les Ceméa, qu’est-ce que c’est ? », Maspero, 1976.
10 / Michel Jean-Marie, « CEMÉA : passeurs d’avenir », Acte Sud, 1996.
11 / Dégradation de l’état du nourrisson lorsqu’il ne reçoit pas du tout de contact humain.
12 / Dépression de l’enfant séparé de sa mère, alors qu’il a connu un lien d’attachement entre 6 et 12 mois.
13 / « Rapport final – Organisation d’un processus de participation des enfants à l’élaboration et à l’évaluation du Plan d’Actions relatif aux Droits de l’Enfant », CEMÉA, 2015.
14 / « Rapport final – Organisation d’un processus de participation des enfants à l’élaboration et à l’évaluation du Plan d’Actions relatif aux Droits de l’Enfant », CEMÉA, 2015.
15 / « Évaluation du Plan d’Actions 2016-2019 relatif aux Droits de l’enfant en Wallonie », Région wallonne, CEMÉA, 2019.