« Du fait de leur dépendance, les personnes sont placées dans des lieux de garde plutôt que dans des lieux de vie, mises à l’écart sans reconnaître leurs besoins spécifiques. Il y a un point de vue commercial derrière ces services de garde, une forme de marchandisation. » Miriam Rasse
Pour interroger les représentations et les pratiques (d’accueil institutionnel et de soin) autour de ces moments de vie, nous avons croisé les regards et expériences de Miriam Rasse, psychologue, formatrice et ancienne directrice de l’Association Pikler (1) France, qui a énormément travaillé sur l’accueil des jeunes enfants, et de Sylvie Carbonnelle, socio-anthropologue, chargée de recherche au Centre de Diffusion de la Culture Sanitaire (2) (CDCS asbl), membre
du Réseau Braises (3) (Réseau interuniversitaire francophone d’expertises en vieillissement).
Le regard de la société sur les personnes vulnérables
L’imaginaire collectif continue de considérer le jeune enfant comme objet plutôt que sujet, comme une page blanche qu’il faudrait remplir, oscillant entre la volonté de le rendre le plus rapidement possible autonome et la tendance à tout faire à sa place, sous-estimant alors ses capacités et compétences. Or, l’enfant est une personne qui, depuis sa naissance, exprime son propre rythme de développement, dévoile ses capacités de communication et est à même de prendre des initiatives. Le bébé est actif et compétent. Il est capable de déployer une certaine autonomie dès ses premières minutes de vie !
Mais ce qui marque les adultes au moment de sa naissance, c’est sa grande dépendance. Le concept de néoténie humaine (4) est en effet venu corroborer cette idée de l’importance pour le bébé d’être accompagné dans son développement par des figures d’attachement qui vont répondre à ses besoins fondamentaux - parmi lesquels nous comptons le fait d’être nourri et changé, mais aussi tous les besoins affectifs – jusqu’à ce qu’il soit suffisamment autonome pour y répondre seul, ce qui prendra plusieurs années.
D’un autre côté, lorsqu’on aborde la question de la vieillesse, plusieurs images se superposent. Pour Vincent Caradec, sociologue français du vieillissement, cité par Sophie Jumeaux-Bekkouche : « Les représentations occidentales de la vieillesse oscillent entre la figure du « senior indépendant et actif » d’une part, et celle du « vieillard dépendant et apathique » d’autre part. Or, cette polarisation caricaturale toujours prégnante tend à dissimuler la diversité des formes que prend la vieillesse. » (5)
La part croissante des personnes âgées dans la population et la préoccupation qui en découle est une évolution historique due notamment à l’augmentation de l’espérance de vie, particulièrement en Europe. Mais lorsque l’on parle de vieillesse, la question est avant tout de savoir de qui parle-t-on. Pour Sylvie Carbonnelle : « Il n’y a pas de définition arrêtée de ce qu’est une personne âgée ou « vieille ». Personnellement, je préfère parler de personnes vieillissantes (comme en anglais ageing people), évoquant un « processus d’avancée en âge », parce qu’il n’y a pas d’âge fixe, pas de seuil déterminé à partir duquel on devient âgé, vieux ou vieille. Le vieillissement renvoie à un processus social, bio- logique, physiologique, voire même psychologique, qui est très complexe, multifactoriel. Mais il est vrai qu’actuellement, la catégorie sociale « vieillesse » a tendance à être repoussée vers les âges plus élevés que par la passé. On distingue ainsi un 3e âge actif (autour de 60-65 et plus) et le 4e âge (80-90 et plus), considéré comme étant celui de l’entrée dans la dépendance. L’entrée dans la vieillesse est arbitraire, et peut être très éloignée de l’expérience vécue par les individus. »
Ainsi, tout au long de cet article, lorsque nous parlerons de « personnes âgées », nous nous référerons à la tranche d’âge des 80-90 ans et plus, cependant, comme le précise Sylvie Carbonnelle : « Rien ne dit que c’est à partir de 80 ans qu’on a besoin d’aide et de soins, ni que l’on devient « dépendant », mais disons que cette tranche d’âge-là comprend davantage de personnes qui n’arrivent plus à répondre par elles-mêmes à leurs besoins et ont donc besoin d’aides extérieures dans leur vie quotidienne, voire d’entrer en institution (maison de repos/ EHPAD). »
De ce point de vue, le principal point commun entre ces deux catégories de personnes, a priori fort éloignées, que sont les personnes âgées et les (très) jeunes enfants, est donc leur dépendance à l’égard de personnes pourvoyeuses de soins. Comment, dans ce contexte, laisser de l’espace pour le développement ou le maintien d’une certaine autonomie, au sens d’Anna Pinelli : « L’autonomie est le droit qu’au fil du temps l’être humain acquiert de déterminer librement les règles auxquelles il se soumet. » (6) ?
Parlant d’autonomie, Miriam Rasse distingue l’autonomie physique, émotionnelle et psychique : « On pense souvent à l’autonomie physique : s’habiller, manger, se déplacer… Mais l’autonomie émotionnelle, c’est la possibilité d’exprimer ses émotions et d’être accueilli-e dans ses émotions. Et l’autonomie psychique, c’est décider, choisir, prendre des initiatives créatives. C’est à tous ces niveaux-là que c’est important de pouvoir préserver, favoriser et même peut-être développer ses propres ressources. »
Malgré la dépendance, soutenir l’autonomie est une véritable prise de position humaine et politique pour le bien-être psychique et physique de la personne. Considérer l’autre comme un-e partenaire actif-ve, lui laisser une place, un temps possible pour la coopération, l’autoriser à reconnaître et exprimer ses besoins et à les respecter, c’est accepter de laisser de côté les arguments d’autorité, la volonté de faire à la place de l’autre « pour aller plus vite » ou encore l’impression que l’on peut avoir, lorsqu’on prend soin d’une personne dépendante, que l’on sait mieux qu’elle ce dont elle a envie et besoin.
Pour Miriam Rasse, il s’agit de définir « un espace pour choisir, décider et prendre des initiatives. C’est valable pour les jeunes enfants comme pour les personnes âgées ou en situation de dépendance en général : pouvoir décider dans le soin. […] Il faut un espace, du temps, de l’attention pour permettre à ses capacités d’autonomie relative de s’exprimer, se manifester ».
Il s’agit de penser autrement et de ne pas considérer que la dépendance physique entraîne automatiquement une dépendance psychique ou psychologique. Sans compter qu’une dépendance gérée de façon mécanique, contrôlante et déshumanisée entraînera encore plus de dépendance ! Tout repose donc sur la reconnaissance de la vulnérabilité des personnes, mais surtout sur la part d’autonomie dont elles peuvent encore faire preuve si on leur en laisse la possibilité.
Empêcher l’autonomie chez le jeune enfant se traduit par une impression pour lui qu’il est incapable de faire seul, qu’il a toujours besoin de l’adulte pour lui indiquer comment ou quoi faire. Chez la personne âgée, cela peut entraîner un déclin encore plus rapide, un empêchement à faire preuve de soin de soi-même ou de créativité. Or, comme le précise Miriam Rasse : « Pouvoir utiliser ses capacités, ses ressources et donc savoir qu’on est dépendant mais qu’on a quand même toute une zone d’autonomie, c’est aussi ce qui contribue à l’estime de soi. »
Rapport au corps, intimité et consentement
La part d’autonomie de la personne dans le soin, et en particulier en ce qui concerne son propre corps, est fondamentale, au risque d’en arriver à des situations où le soin ne serait plus qu’un acte mécanique, désincarné, voire robotisé, dans lequel la personne n’est alors plus sujet mais objet.
Il faut cependant opérer une différence entre le traitement réservé aux jeunes enfants et aux personnes âgées. En effet, le corps des enfants (et même leur psyché) fait l’objet de nombreuses appropriations non sollicitées de la part des adultes : câlins, bisous, chatouilles et autres papouilles… même de la part de personnes inconnues. De façon générale, les adultes perçoivent le jeune enfant, le bébé, comme mignon, attendrissant, doux... ce qui peut avoir pour conséquences d’oublier de respecter son espace personnel et son intimité. On le prend dans ses bras, on l’embrasse (ou on le force à donner un bisou), on le câline… sans se soucier de savoir s’il est d’accord ou ce que ça lui fait. Or, le consentement est un apprentissage social. Et comme tout apprentissage, il est fondamental, pour qu’il soit pleinement décodé et intégré, de le faire vivre et de permettre de l’expérimenter, et ce dès le plus jeune âge.
De l’autre côté, les personnes âgées évoquent des images de déchéance physique et/ou mentale. Leur apparence et leur corps peuvent ainsi renvoyer chacun-e de nous à un potentiel futur : une perspective angoissante qui peut mener à une certaine mise à distance, voire à une mise à l’écart et, ce qui est le pire, à la déshumanisation de la relation.
Nous naviguons donc entre l’appropriation à outrance du corps de l’autre et absence d’empathie, refus de contact, voire maltraitance et violence. Ces deux extrêmes invitent à une indispensable prise de recul si l’on souhaite prodiguer des soins humanisants.
En 1996, plusieurs membres de l’Association Pikler France ont apporté leur contribution à un Symposium européen organisé à Budapest et intitulé « Du corporel au psychique. Que le bébé reste acteur de son développement. Soins protecteurs et thérapeutiques au quotidien dans l’accueil des jeunes enfants » . Au cours d’une de ses interventions (7), Myriam David, psychanalyste, pédiatre et psychiatre française, a évoqué son vécu des camps de concentration durant la Seconde Guerre mondiale, en pointant l’incommensurable écart entre les traitements qui étaient infligés aux prisonniers et prisonnières et la qualité du soin apporté aux enfants dans la pouponnière de Lóczy (8). Le soin piklérien est en effet hautement humanisant pour l’enfant et lui permet de construire sa personnalité et son individu. Alors que ce qu’elle avait vécu dans le camp de concentration d’Auschwitz-Birkenau, c’était la négation de la personne et sa non-reconnaissance en tant qu’être humain.
La déshumanisation permettrait et susciterait ainsi la violence : si je vois l’autre comme un objet, incapable d’émotion, de sentiment, de ressenti, il m’est difficile de ressentir de l’empathie pour ce que je lui fais (subir). Miriam Rasse, interrogée sur les propos de Myriam David : « Pouvoir humaniser une personne, ça nous humanise nous aussi. Sinon, il y a quelque chose du regard qu’on porte sur l’autre qui peut nous entraîner à pouvoir le maltraiter. »
Cette façon de traiter la personne en situation de dépendance comme objet de soin plutôt que comme sujet est profondément ancrée dans notre société, qui oublie de relier le corps et l’esprit. Pour Miriam Rasse : « Le premier travail du care, c’est de réunifier le corps et la psyché, le soma et la psyché, dans une unité qui fait l’être. » Ainsi, le rapport au corps, la manière dont on touche le corps de l’autre, sous-tend la question du consentement. Le consentement n’est pas un détail, qu’il s’agisse d’un jeune enfant ou d’une personne âgée. Il devrait être indissociable de l’acte de soin, afin de considérer pleinement la personne dans sa globalité, comme étant actrice de ce qui lui arrive, même en situation de plus ou moins grande dépendance et malgré sa vulnérabilité.
Pour parvenir à conjuguer le care et le consentement, pour réellement permettre aux personnes de se sentir sollicitées dans les moments de soin, et même peut-être leur permettre de coopérer, plusieurs conditions doivent être rencontrées. D’abord, la considération et l’attention que l’on porte à ce moment de soin au travers de la communication : par la parole, le toucher et le regard, tous trois relatifs à la manière dont le soignant ou la soignante perçoit le ou la soigné-e. Ensuite, par le temps pris pour accomplir avec la personne soignée ce moment de soin. Enfin, par les conditions matérielles et institutionnelles essentielles pour garantir la qualité de ces moments.
Miriam Rasse : « Le toucher résulte de la dépendance. Je dois toucher ton corps, je dois te donner des soins, mais tu dois pouvoir me donner ton accord. Ce petit temps de suspension avant de toucher le corps de l’autre, attendre son accord, cela veut dire prévenir de ce qu’on va faire et attendre la réponse de l’autre. Aussi bien chez une personne âgée que chez un petit enfant. [...] Il y a un temps pour cette réponse et on essaie de décoder des signes de communication verbaux et non verbaux d’accord et d’expression des besoins. »
Car le consentement est un acte et non une absence d’acte : une personne qui ne dit rien, qui ne réagit pas, qui ne communique pas, n’est pas en train de consentir à ce qui lui est fait. Il est donc fondamental, quand il s’agit de soins posés à des personnes vulnérables, telles les jeunes enfants ou des personnes âgées (mais on peut également penser aux personnes en situation de handicap mental et/ou physique), de solliciter leur consentement et de guetter leur expression, verbale ou non-verbale (regards, expressions du visage, gestes, posture du corps ...).
C’est par cette attention à l’autre et cette attente du consentement que se lient toucher, parole, regard et écoute, vers une prise en charge humanisée et humanisante des personnes. Pour Miriam Rasse, cela implique « une réflexion sur la qualité du toucher, comment je touche le corps de l’autre. Et comment je ne le touche pas simplement dans un souci d’hygiène, mais aussi en incluant la personne. Comment ce soin peut lui être agréable, confortable... » Cette qualité du toucher passe également par une attention portée au langage, qu’il s’agisse de parole ou d’écoute, de mots ou de gestes. Les mots, le ton qu’on utilise, sont là pour « reformuler ce qui est dit, prévenir des gestes de façon verbale ou non verbale pour s’assurer qu’on est bien compris-e, mais aussi la parole qu’on adresse pour informer, prévenir, faire des liens, relier. C’est le fondamental de la parole de relier des choses, des expériences, assurer un sentiment continu d’exister ».
Il est intéressant d’observer et de comparer la façon dont on s’adresse généralement aux jeunes enfants ou aux personnes âgées. En effet, pour Sylvie Carbonnelle : « Ce sont différents moments de la vie et les potentialités sont très différentes. Concernant la petite enfance, j’aurais tendance à penser que le care est orienté vers développement de l’autonomie, le développement du sujet, ce qui recouvre une dimension éducative. Alors que concernant les personnes âgées, il s’agit d’avantage de soutenir l’exercice de l’autonomie, ne pas se substituer, ne pas les infantiliser comme si elles étaient devenues incompétentes parce qu’âgées : ce sont des adultes qui ont eu un parcours de vie, qui ont fait des choix, qui ont des valeurs, des préférences, qui sont inséré-e-s dans un tissu social. Le care ne peut faire abstraction de l’inscription sociale des personnes, de leurs réseaux, de leur famille, de leur vie passée, de ce qu’elles ont été, pour essayer de soutenir au maximum et respecter leur identité sociale. »
Prendre soin, ce n’est pas prendre en charge la dépendance
Lorsqu’on parle de « prendre soin », il est nécessaire de se décentrer de ce que les personnes ne savent pas (encore ou plus) faire, afin de réfléchir à la part d’autonomie dont elles peuvent faire preuve dans l’immédiat. Considérer l’instant présent, les possibilités et les potentialités qui y surgissent, c’est faire honneur à la vie et à l’humanité. C’est aussi refuser que les lieux d’accueil se conçoivent principalement comme des espaces de garde ou de soin à la chaîne. Sylvie Carbonnelle dénonce ainsi la manière dont le care est trop souvent pensé dans les institutions pour personnes âgées et les politiques publiques : « C’est un care de la dépendance et c’est un véritable souci dénoncé par de nombreux acteurs dont des sociologues. » Selon elle, l’accompagnement des personnes âgées se résume encore trop souvent à une « prise en charge » extrêmement formatée, dûment mesurée et financée : « Les individus ne sont pas des numéros mais des grades sur une échelle de dépendance. On ne considère pas les gens dans l’épaisseur de leur existence. […] Le défi est de permettre une continuité, de soutenir autant que faire se peut leur existence telle qu’ils-elles la souhaitent. Toutes et tous les résident-e-s ne sont pas les mêmes. Tenez compte de leur passé, de leurs attachements, ne faites pas à leur place, n’imposez pas d’activités d’animation complètement formatées… Il importe de permettre un maintien identitaire, des relations sociales à l’intérieur comme à l’extérieur, de cultiver le goût de vivre… même si l’essentiel de leur vie est derrière eux et elles. »
Miriam Rasse complète : « On ne peut pas accueillir une personne sans respecter et prendre en compte son histoire personnelle. Le jeune enfant, son histoire est courte mais prégnante dans ce qu’il est lui. Et l’histoire d’une personne âgée est dense, importante, riche en termes de quantité. Je pense que c’est la continuité et l’importance de la parole qui fait des liens. Combien les enfants aiment qu’on leur raconte leur histoire personnelle. Et les personnes âgées, pour se sentir exister, ont besoin de raconter leur histoire et d’avoir des personnes qui les aident à la raconter, leur donnent cette possibilité. » Pour soutenir l’autonomie, elle attire aussi notre attention sur « la mise en place d’un environnement d’accueil et de vie pour apporter à la fois une individualisation du « prendre soin », de l’accueil et des propositions dans le cadre de vie. Et comme on est face à des personnes dépendantes et vulnérables, le besoin de stabilité, c’est-à-dire de prévisibilité, de repères, de personnes de référence, sont nécessaires pour organiser un lieu qui soit contenant. »
Pour des changements de regards et de cadres institutionnels
Nous l’avons exploré tout au long de l’article, la qualité du soin est primordiale, mais elle demande des compétences professionnelles et humaines indéniables. Elle est également relative au changement de regard posé sur les personnes en situation de dépendance et à la réflexion sur le temps, l’efficience, les logiques économiques et les infrastructures qui permettent une prise en charge respectueuse des personnes et apportent une meilleure qualité de soin et d’accueil.
En Belgique comme en France, la majorité du personnel qui agit auprès de personnes soignées n’est pas ou peu formé à ces questions et est également très mal considéré. Sylvie Carbonnelle décrit les milieux de soin et d’hébergement des personnes âgées comme « des milieux où le travail est peu reconnu. Ça reste essentiellement considéré comme un « sale boulot ». Il n’y a pas de reconnaissance, pas assez de formation… Les équipes sont davantage incitées par le système à agir et décider à la place des gens qu’à soutenir leur autonomie. Notre système finance la dépendance plutôt que l’autonomie [...]. Faire à la place de, ça va plus vite que soutenir, accompagner… Or, il me semble qu’on ne peut pas penser le bien-être des résident-e-s sans penser le bien-être des travailleurs et travailleuses. L’un ne peut être envisagé au détriment de celui des autres. C’est clair que si les professionnel-le-s ont des horaires coupés, trop lourds, travaillent dans des conditions elles-mêmes inhumaines, ce n’est pas possible de s’occuper correctement des gens. Il faut penser l’ensemble ».
Miriam Rasse renchérit : « Il y a aussi l’accompagnement et le soutien des professionnel-le-s […]. Il y a une nécessité de valoriser l’enjeu humain extrême de ces professions relationnelles… C’est de l’humanitude ! Si on veut cheminer vers une société humaine, ces métiers compliqués devraient être beaucoup plus valorisés par la formation, les salaires et l’accompagnement indispensables. Il faut des espaces d’expression, d’élaboration pour justement pouvoir arriver dans cette attention à l’autre. Ce travail de décentration de soi implique un travail qui ne soit pas auto-référencé, d’être à l’écoute de ce qu’on ressent, ne pas mettre un mouchoir par dessus. Prendre soin des soignant-e-s pour qu’elles-ils puissent prendre soin des personnes qu’ils-elles soignent. »
C’est toute l’institution du care qui doit ainsi être repensée, dans l’idée de laisser de l’espace pour que la vie puisse avoir lieu, pour se mettre au diapason temporel des personnes accueillies. Et quand on parle de jeunes enfants ou de personnes âgées, cette question du temps implique sans aucun doute d’y aller plus tranquillement, pour permettre aux personnes de se sentir exister, impliquées dans leur propre vie. À un rythme qui, comme beaucoup de projets d’accueil collectif de jeunes enfants le martèlent, s’adapte vraiment au rythme de la personne, pas qu’en surface mais bien en profondeur, grâce à l’observation et à la connaissance fine de chaque individu accueilli.
Sylvie Carbonnelle pointe des éléments à améliorer au niveau des politiques publiques : « On reparle aujourd’hui de petites unités de vie, mais les normes institutionnelles sont très rigides (d’hygiène, architecturales...) et cela fait que des dimensions essentielles de la vie sont un peu oubliées. […] Au niveau des personnes âgées, on se situe dans une tension entre protection, sécurité, voire surprotection et droit au risque, droit de vivre d’une certaine manière... C’est une tension sociétale. Je pense qu’elle existe aussi dans la petite enfance. Les maisons de repos qui acceptent la prise de risque, autorisent davantage de libertés (où on ne va pas interdire de fumer dans les chambres, où on va laisser les personnes manger à l’heure qu’elles souhaitent, où elles vont pouvoir aller et venir à leur guise…) sont minoritaires. […] En Belgique, il y a de nouveaux modèles qui essayent d’émerger, qui visent à penser l’institution selon un mode plus horizontal, axé sur la collaboration des acteurs-actrices. […] Du coup cela renvoie à des cultures institutionnelles, à la formation des directions, à la volonté politique des administrations. Historiquement, les lits « maisons de repos et de soin » sont des reconversions de lits de longue durée issus du milieu hospitalier. Le modèle médical est encore largement dominant. En outre, plusieurs études montrent que les personnes âgées vivant en institutions sont surmédiquées. »
Lorsque l’on constate, sur le terrain, le peu de cas que notre société fait des jeunes enfants et des personnes à la fin de leur vie, on ne peut que se dire qu’il est essentiel de réfléchir en profondeur la façon dont nous prenons soin des personnes dépendantes. Par manque de temps, de formation, de reconnaissance, de
cadre et de moyens... nombre de professionnel-le-s aujourd’hui peinent à exercer leur métier avec toute l’humanité que celui-ci requiert.
Mais s’assurer que du temps, de l’argent, de la reconnaissance... soient alloués aux lieux d’accueil et de soin ne sera possible qu’à condition de changer en profondeur les mentalités et les visions politiques que nous avons de ces secteurs. Cela prendra du temps pour donner la place nécessaire au toucher et à la parole, pour aborder sereinement la question du consentement… et garantir aux plus jeunes de pouvoir s’épanouir en tant qu’individus compétents et autonomes, et aux plus âgé-e-s de vivre une fin de vie digne et riche d’expériences loin des actuels mouroirs dans lesquels leur existence est mise entre parenthèses.
Il est impératif de sortir des logiques managériales, d’arrêter de comptabiliser les actes de soin comme le respect de protocoles tarifés, afin de rendre à ces institutions chargées de prendre soin des personnes en situation de dépendance la qualité de hauts lieux d’humanité.
« Je veux que l’on sache qu’il n’y a pas de livre, pas de médecin, qui puisse remplacer une pensée individuelle vigilante, une observation attentive. » (9) - Janusz Korczak
1 / L’institut Pikler, plus connu sous le nom de Lóczy, est une pouponnière hongroise créée en 1947 à Budapest pour les orphelins de guerre. Son nom Lóczy est simplement celui de la rue dans laquelle se situe la maison qui accueille les bébés et jeunes enfants. La « maison » Lóczy est célèbre pour la pédagogie innovante qui a été mise en place par sa directrice, la pédiatre hongroise Emmi Pikler. L’influence de l’approche Pikler-Lóczy a été et reste importante dans de très nombreuses structures d’accueil de la petite enfance, qu’il s’agisse de crèches ou de pouponnières, en Hongrie, en France, en Belgique... https://fr.wikipedia.org/wiki/L%C3%B3czy , consulté en juillet 2021.
2 / https://www.cdcsasbl.be
3 / http://www.braises.be
4 / La néoténie humaine désigne l’immaturité neurologique, cérébrale et physique dans laquelle naît le petit humain et par conséquent le fait qu’il soit incapable de survivre seul.
5 / Jumeaux-Bekkouche Sophie, Caradec Vincent, « Sociologie de la vieillesse et du vieillissement. Domaines et approches », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 25 juin 2012.
6 / Pinelli Anna, « Porter le bébé vers son autonomie », Érès, 2010.
7 / Intervention de Myriam David lors du Symposium de Budapest (Hongrie), organisé du 29 février au 2 mars 1996, disponible sur : https://www.pikler.fr/lapproche-piklerienne-dans-le-monde/lassociation-pikler-loczy- france-et-linstitut-pikler-loczy-ou-le-maternage-insolite/
8 / La particularité de l’institut Pikler-Lóczy réside dans une prise en charge particulièrement respectueuse des jeunes enfants séparés de leurs parents. Grâce à des principes directeurs, parmi lesquels on peut citer la valeur d’une relation affective privilégiée (durant les soins) et la valeur du jeu libre et de l’activité autonome, l’approche Pikler-Lóczy est parvenue à combattre efficacement le syndrome d’hospitalisme dont était victime une grande partie des enfants élevés en institution. https://fr.wikipedia.org/wiki/L%C3%B3czy , consulté en juillet 2021.
9 / Korczak Janusz, « Comment aimer un enfant » traduit du polonais par Zofia Bobowicz, Robert Laffont, 1988
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