Aujourd’hui comme toujours, aux CEMÉA, nous luttons quotidiennement contre les stéréotypes sexués et les assignations de rôles à l’œuvre dans la société, qui voudraient « qu’une fille doit faire ceci et qu’un garçon doit faire cela », qui insinuent qu’une femme est plus compétente qu’un homme pour s’occuper des jeunes enfants ou qu’un homme est plus doué en activités manuelles qu’une femme...
Ainsi, en formation, nous veillons à la mixité des équipes et des groupes de participant-e-s ; nous organisons des services à la collectivité où chacun-e doit prendre une place ; nous proposons des activités variées en invitant chacun-e à s’essayer et à expérimenter ; nous constituons des groupes de travail hétérogènes où il est nécessaire d’aller à la rencontre de l’autre... Dans les séjours et plaines de vacances, nous organisons des activités ouvertes à toutes et tous ; nous aménageons des coins d’activités permettant à celui et celle qui le désire d’aller jouer à la poupée ou avec les petites voitures ; nous proposons des modèles d’identification variés aux enfants et aux jeunes : par exemple, quand l’animateur fait la vaisselle ou passe le balai dans le local avec les enfants, quand l’animatrice propose de jouer au ballon ou d’aller dans les bois construire une cabane...
Mais au-delà de ces attentions constantes, de cette vigilance implicite, il était important pour les CEMÉA d’expliciter notre démarche et nos intentions pédagogiques autour de l’égalité entre hommes et femmes, garçons et filles. C’est pourquoi depuis 2006, un groupe a été mis en place, chargé d’une double mission : poursuivre la réflexion autour de l’égalité des genres à l’interne du mouvement et mettre en place des actions ciblées destinées à sensibiliser les acteurs et actrices de l’éducation à la présence de stéréotypes sexistes dans leur vie quotidienne et leurs pratiques professionnelles.
Diverses actions ont été organisées (conférences, journées d’étude, animations...), un processus de formation très spécifique autour de la déconstruction des stéréotypes sexués a été créé et, régulièrement, des publications tous publics ont formalisé nos prises de position et nos revendications, comme l’étude exploratoire sur les manuels scolaires ou le « Guide de survie en milieu sexiste ».
Depuis quelques années, les CEMÉA ont également pris la décision d’employer l’écriture égalitaire dans l’ensemble de leurs publications, de même que d’avoir une vigilance quant au contenu des illustrations (affiches, photos des brochures, etc.), afin de proposer des modèles variés d’hommes et de femmes, de filles et de garçons, en activité, en relation, à l’intérieur, à l’extérieur... En effet, pour les CEMÉA, au-delà de ce que l’on défend par la revendication publique et par l’action concrète sur le terrain, la lutte contre les stéréotypes sexués passe aussi par la manière dont on s’adresse à l’autre et dont on parle de l’autre. Par le langage.
La grammaire française, un héritage source d’inégalités
Prenons un exemple d’accord grammatical simple : Mes frères et mes sœurs sont venus chez moi. « Sœurs » : nom commun de genre grammatical féminin, représentant des personnes de sexe féminin. Dans l’exemple pourtant, mes sœurs se retrouvent (d)écrites au masculin pluriel. Englobées et niées, on ne leur reconnaît ni le féminin de leur genre grammatical, ni celui de leur sexe biologique... Car dans la grammaire française : « Le masculin l’emporte sur le féminin ».
Cette petite phrase, nous l’avons tout-te-s entendue et apprise sur les bancs de l’école. Récitée comme une maxime par l’instituteur ou l’institutrice, elle a marqué des générations d’écoliers et d’écolières. Le masculin l’emporte - toujours - sur le féminin : une règle grammaticale, héritage d’un lointain passé, qui porte en elle une certaine représentation des relations hommes-femmes.
Quand le Pouvoir s’empare du vocabulaire, il n’y a plus d’exploité-e-s
« Les linguistes nous expliquent que les mots, c’est ce qui permet de penser. Non pas : « Je pense la réalité sociale et puis je fabrique des mots », ça ne marche pas comme ça ! C’est : « Il y a des mots. Et avec ces mots, je peux penser la réalité sociale » ! Donc, si on m’enlève des mots et si on en met d’autres à la place, je ne vais pas la penser de la même manière, la réalité sociale ! » 1
La langue n’est pas neutre, elle est symboles. Elle structure la pensée et elle véhicule des représentations, croyances, émotions et perceptions. Les mots nous permettent de penser la réalité et de lui donner corps. Ainsi, le vocabulaire et la grammaire ont le pouvoir d’influencer notre façon de concevoir le monde. Et qui a le pouvoir sur les mots a entre ses mains un sacré pouvoir !
Car si le langage représente le miroir d’une société et de son époque, c’est aussi un outil essentiel au service du pouvoir dominant (ce n’est pas un hasard si le premier geste d’une dictature est de prendre le contrôle de la presse, de la culture ou de l’éducation). Certains mots disparaissent ainsi discrètement, subtilement, du vocabulaire, pour être remplacés par d’autres, plus en phase avec le système politique en place.
Ainsi, dans les années 1960-1970, les pauvres, on les appelait des exploité-e-s. Mais « exploité-e », c’est un mot très embêtant pour le pouvoir, parce que c’est un mot qui permet de considérer la situation du sujet non pas comme un état de fait, mais comme le résultat d’un processus qui s’appelle l’exploitation. Et s’il y a de l’exploitation, on peut en chercher la cause et l’auteur-e... et l’on peut s’organiser pour lutter et changer les choses.
Aujourd’hui, au 21e siècle, le mot « exploité » est un mot tombé en désuétude. Un mot que l’on n’utilise plus ni dans les médias, ni dans le travail social, ni même dans le vocabulaire syndical... Aujourd’hui, nous n’avons plus d’exploité-e-s, nous avons des « défavorisé-e-s ». Être défavorisé-e, c’est un état de fait. C’est la-faute-à-pas-de-chance, à la mauvaise étoile. Il n’y a pas de responsable à chercher. C’est un mot pratique.
Dans le même ordre d’idées, on pourrait pointer la nuance importante qui existe entre « migrant-e » et « réfugié-e », de même qu’entre « être illégal-e » et « être sans papiers ». Ou encore les différences de mission et de rôle qui sous-tendent les expressions « gardien-ne-s de la paix » et « forces de l’ordre ».
Écrire autrement : un acte politique...
Ce n’est pas un secret, un pouvoir dominant qui ne vise pas à plus de justice ou d’égalité ne va pas remettre en cause les systèmes qui le fondent. Les codes linguistiques, le vocabulaire, l’imaginaire créé par les mots... sont des outils précieux pour influencer les médias, façonner l’opinion publique et faire passer dans l’inconscient collectif une certaine vision de la société.
La plupart des règles grammaticales en vigueur de nos jours ont été prescrites au 17e siècle par des grammairiens (des hommes, uniquement) soucieux à la fois d’uniformiser les pratiques langagières, d’imposer le français de Paris aux autres langues locales, provinciales... et d’inscrire jusque dans le langage la suprématie des hommes sur les femmes. En promouvant la langue de la Cour et du Roi, en figeant le vocabulaire et l’orthographe, en décrétant des règles comme « le masculin l’emporte sur le féminin », la grammaire française est ainsi devenue le symbole du pouvoir – patriarcal – établi.
Il semble dès lors difficile d’envisager une quelconque lutte contre les inégalités de genre dans notre système éducatif et notre société, quand notre propre langage véhicule une règle grammaticale discriminante et quand notre manière d’écrire induit que l’un des deux genres prime sur l’autre. À celles et ceux qui s’exclament qu’il y a des combats plus urgents et plus graves, nous répondons que le langage constitue le terreau des inégalités et qu’une démarche d’écriture plus égalitaire s’inscrit dès lors sans conteste dans une lutte plus globale contre les discriminations liées au sexe.
La non-féminisation des mots dans et par les médias, par exemple, n’est pas sans conséquences : elle participe de l’occultation massive du rôle joué par les femmes dans la société. « Le masculin l’emporte sur le féminin » permet l’invisibilisation des femmes dans toutes les sphères - culturelles, politiques, sociales, historiques... - de l’espace public.
Quand la Une d’un journal mentionne : « Il y avait une centaine de manifestants dans la rue ce dimanche ! », l’image mentale générée par cette phrase induit inévitablement qu’il n’y avait que des hommes dans la rue alors que la manifestation se composait peut-être de nonante-neuf femmes ! L’écriture égalitaire favorise une approche moins excluante, mais aussi plus juste de la réalité, permettant la représentation des deux sexes dans l’imaginaire collectif et individuel. C’est un acte grammatical à portée politique.
Féminisation, écriture inclusive ou écriture égalitaire ?
Les mots ont leur importance, nous l’avons dit, le langage est vecteur de représentations sociales et de valeurs. Il est intéressant dès lors de s’attarder sur la manière dont on souhaite nommer le processus d’écriture consistant à ne pas suivre la règle grammaticale prégnante.
Certain-e-s parlent ainsi de « féminisation » de l’écriture et il est vrai qu’il s’agit la plupart du temps de faire apparaître la marque du féminin dans des noms ou des adjectifs où elle n’est pas censée être présente. Écrire « Il y avait une centaine de manifestant-e-s dans la rue ce dimanche ! » permet d’évoquer la mixité réelle de la manifestation, mais surtout de rendre tangible la présence des femmes dans la rue. « Féminiser » un texte, c’est donc avant toute chose vouloir lutter contre l’invisibilisation des femmes, en veillant à ce que soit présente, le cas échéant, la marque grammaticale du féminin.
Pour ce faire, plusieurs procédés sont possibles. Si nous reprenons l’exemple ci-dessus : en écrivant en entier les deux substantifs (une centaine de manifestants et manifestantes), en recourant à différents signes typographiques (comme les parenthèses, les majuscules, le point médian, etc. : manifestant/e/s, manifestant(e)s, manifestant-e-s, manifes-tant-e-s, manifestantEs) ou encore en utilisant un nom épicène (une centaine de personnes).
Il est à noter que ces procédés n’ont pas tous la même portée symbolique ni les mêmes conséquences. Ainsi, l’emploi de mots épicènes, c’est-à-dire pouvant évoquer indifféremment le masculin ou le féminin (par extension, en linguistique, on désigne également comme épicènes les mots où la distinction de genre grammatical est neutralisée, malgré leur appartenance à une classe lexicale où le genre est susceptible d’être marqué) n’est pas toujours possible et leur utilisation abusive pourrait nuire à la richesse et à la précision du vocabulaire, alors que d’autres procédés existent, qui n’appauvrissent en rien notre langage.
Pour l’utilisation de signes typographiques, la préférence sera donnée à l’utilisation des tirets, appelés aussi, à juste titre, « traits d’union ». En effet, les parenthèses mettent symboliquement le féminin... entre parenthèses, tandis que la barre oblique (ou par anglicisme le slash), de même que l’insertion d’une majuscule au milieu d’un mot, « cassent » le fil de la lecture.
Quant au point médian, il s’agit d’un nouveau signe typographique, privilégié par beaucoup pour la féminisation des mots parce que spécialement conçu pour cet usage, qu’il permet de mettre davantage encore en lumière, mais il n’est pas forcément simple à utiliser, nécessitant, par exemple, une recherche avant de l’installer sur son ordinateur. De plus, le point médian occasionne également une cassure dans notre rythme de lecture, notre cerveau étant habitué depuis l’enfance à marquer un temps d’arrêt (plus long que pour d’autres points de ponctuation, comme la virgule...) à l’apparition d’un point. Au contraire des traits d’union qui, par leur utilisation courante dans les mots composés, signalent à notre cerveau que le mot n’est pas terminé et invitent ainsi à poursuivre la lecture sans marquer de pause, raison pour laquelle nous pensons qu’ils sont plus pertinents pour imprimer la marque du féminin.
Au lieu de « féminisation du langage », d’aucun-e-s préfèrent parler « d’écriture inclusive ». L’appellation induit que l’objectif est d’inclure, essentiellement les femmes, dans les faits rapportés et dans l’imaginaire, ainsi que dans l’espace culturel, économique, politique... donc dans la société en général. Lire « une centaine de manifestant-e-s » dans le journal ou entendre « les femmes et les hommes politiques belges » à la radio, invite à penser la société sans en exclure la moitié. Ce qui est plutôt une bonne chose !
À ces deux dénominations, nous privilégions toutefois celle « d’écriture égalitaire », affimant dès lors que les enjeux d’une réforme des accords grammaticaux vont au-delà d’une nécessaire visibilisation des femmes dans la société : il s’agit de déconstruire les stéréotypes et les assignations de genre qui pèsent sur chacun-e, les femmes comme les hommes.
Pour une éducation à l’égalité des genres... à travers l’écriture
De « Sois fort » / « Sois belle » à « Travaille pour nourrir ta famille » / « Prends soin de ton foyer et de tes enfants », de multiples injonctions visent en effet à enfermer les garçons et les filles, les femmes et les hommes, dans des rôles, des comportements, des attitudes, des tâches et des ressentis. Des assignations, auxquelles ils et elles seront tenté-e-s de se soumettre, consciemment ou inconsciemment, pour correspondre aux modèles du masculin et du féminin attendus par notre société.
Éduquer à l’égalité des genres, c’est lutter contre tout déterminisme, toute forme d’assignation liée au sexe biologique. C’est remettre en question les modèles dominants et affirmer qu’il n’y a pas qu’une seule manière d’être un homme ou d’être une femme et que notre société doit être considérée comme le résultat d’un processus, d’une construction altérable... sur laquelle chacun-e d’entre nous a le pouvoir d’agir, en posant de vrais choix de vie. L’écriture égalitaire est un outil non négligeable pour déconstruire les stéréotypes sexués et pour permettre aux filles et aux garçons, aux hommes et aux femmes, de se projeter, de se construire ou de se renforcer... en dehors de toute assignation de genre.
Écrire les noms de fonctions ou de professions systématiquement au masculin et au féminin, veiller à alterner l’ordre d’écriture (femmes-hommes, garçons-filles...) ou encore promouvoir sciemment un genre grammatical avant l’autre (instituteur-institutrice, directrice-directeur...), tous ces petits actes d’écriture, d’apparence anodins, permettent d’ouvrir le champ des possibles.
Parler, par exemple, de « danseur-étoile », de « puériculteur », de « footballeuse » ou de « maçonne » dans un manuel scolaire ou un magazine, cela rend tangibles et accessibles des études, des loisirs, un futur métier... pour les enfants et les jeunes. Évoquer « les délégué-e-s d’élèves » dans une école, « les chef-fe-s de service » dans une institution ou « le Collège des Bourgmestre et Échevin-e-s » dans une commune, cela peut faire naître des ambitions ou formaliser une réalité déjà établie. Toucher à des expressions toutes faites comme « femme au foyer », « panier de la ménagère », « gérer en bon père de famille » ou « l’homme de la situation »... cela n’a l’air de rien, mais cela révolutionne notre manière de concevoir les compétences et les rôles de chacun-e.
Bouger les lignes : un beau défi personnel et collectif
Nous savons que ce n’est pas forcément simple de renoncer à des années de pratiques grammaticales et de mettre de côté des règles d’orthographe apprises par cœur, parfois avec peine et dans la douleur. Pour certain-e-s, cela ne va pas de soi de changer les règles, de bouger les lignes... c’est un peu comme tourner le dos à un héritage. Nous sommes conscient-e-s également qu’il faut s’habituer à cette nouvelle gymnastique linguistique et que cette vigilance constante à ne pas privilégier un genre au détriment de l’autre demande un effort, dans l’écriture comme dans la lecture.
Mais cela en vaut la peine. Car l’écriture égalitaire vise à déconstruire une vision rétrograde des rapports hommes-femmes, héritée du passé et figée dans la grammaire.Si le langage est le miroir d’une société, l’écriture égalitaire traduit la société que l’on souhaite quand on se bat pour l’égalité des genres.
1 / Lepage Franck, « L’Éducation populaire, Monsieur, ils n’en ont pas voulu... - Incultures »,
Éditions du Cerisier, 2006.
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