“Le masculin l’emporte sur le féminin” ou Comment la grammaire française entretient l’inertie sociale
“La langue est un miroir culturel qui fixe les représentationssymboliques et se fait l’écho des préjugés et des stéréotypes, en même temps qu’elle les entretient.”
Marina Yaguello (2002)
Etat des lieux
Prenons la grammaire française. Un accord orthographique très simple : “Mes frères et mes sœurs sont venus chez moi.” “Mes soeurs” : ce sont quand même bien des filles, de sexe féminin et de genre grammatical aussi. Elles se retrouvent pourtant masculinisées tout à coup. Englobées, oubliées, niées ?
Dans la grammaire française, une règle prévaut sur les autres règles d’accord du genre : “Le masculin l’emporte toujours sur le féminin.”
Cette petite phrase, que nous avons tout-te-s entendue et apprise sur les bancs de l’école primaire, récitée comme une maxime par l’instituteur (et l’institutrice), a marqué des générations d’écoliers et d’écolières ! “Le masculin l’emporte toujours sur le féminin.” Une règle grammaticale toute banale ? Et pourtant.
Quand la politique se mêle de vocabulaire, il n’y a plus d’exploité-e-s
"Les linguistes nous expliquent que les mots, c’est ce qui permet de penser. Non pas : “Je pense la réalité sociale et puis je fabrique des mots”, ça ne marche pas comme ça ! C’est : “Il y a des mots. Et avec ces mots, je peux penser la réalité sociale” ! Donc, si on m’enlève des mots et si on en met d’autres à la place, je ne vais pas la penser de la même manière, la réalité sociale !” (1)
La langue n’est pas neutre, elle est symbole : elle véhicule pensées, stéréotypes, croyances, prises de position politiques et sociales... Les mots nous permettent de penser la réalité, de lui donner corps. Les mots influencent notre façon de concevoir le monde.
Et qui a le pouvoir sur les mots a entre ses mains le Pouvoir...
“Vous avez peut-être remarqué que le pouvoir fait un travail considérable sur les mots. (...) Il y a des mots qui disparaissent et il y a des mots qui apparaissent.” (Lepage, 2006) Dans son spectacle “Inculture(s)”, Franck Lepage illustre son propos par un exemple : Dans les années 1960-1970, les pauvres, on les appelait “des exploités”. Mais “exploité”, c’est un mot très, très embêtant pour le pouvoir. Parce que c’est un mot qui vous permet de penser la situation de la personne non pas comme un état de fait, mais comme le résultat d’un processus qui s’appelle “l’exploitation”. Or, en
suivant ce raisonnement, s’il y a des exploités, c’est qu’il y a un exploiteur potentiel quelque part ! Que l’on a envie de chercher et de trouver... pour qu’il rende des comptes.
Aujourd’hui, au XXI ème siècle, le mot “exploité” est un mot disparu, ringard, que l’on n’utilise plus ni dans les médias, ni dans le travail social, même plus chez les syndicats... Aujourd’hui, nous avons des “défavorisés”. Etre défavorisé, c’est un état. Ce n’est la faute de personne, c’est la faute à pas-de-chance, à la mauvaise étoile ! Il n’y a pas de “défavoriseur” implicite. Pas de responsable-coupable à chercher. C’est pratique.
Féminiser les mots, un acte politique...
Partant de ce raisonnement, comment dès lors entreprendre une quelconque lutte contre les inégalités de genres dans notre système éducatif et notre société, quand notre propre langage véhicule une règle grammaticale discriminante ? Quand la manière dont nous utilisons les mots induit que l’un des deux genres prime sur l’autre ? Ne faudrait-il pas commencer par là ?
La féminisation des mots s’inscrit dans une lutte plus globale contre les discriminations liées au sexe. Quand il est écrit “Il y avait trente manifestants dans la rue ce dimanche”, nous ignorons s’il y avait des hommes uniquement, ou bien des hommes et des femmes dans la rue. Et ce, même si les femmes étaient vingt-neuf ! Les textes féminisés sont une approche moins excluante, mais aussi plus complète du langage : ils permettent la représentation des deux sexes dans l’inconscient collectif et individuel.
Une représentation qui est lourde de conséquences sur le plan social : la non-féminisation des mots dans les médias, par exemple, participe de l’occultation massive du rôle joué par les femmes sur la scène publique.
Et ce n’est pas pour rien que toutes les offres d’emplois doivent à présent être rédigées au masculin et au féminin (et par conséquent s’adresser autant aux hommes qu’aux femmes) pour vaincre les résistances psychologiques inconscientes à la candidature de femmes à des postes offerts uniquement au masculin. Et inversement.
Dans les textes féminisés, les féminins ne sont pas éliminés ou englobés dans le masculin, mais sont explicités. Différents procédés sont possibles. Une pratique consiste à utiliser des
mots ou des formules “épicènes”, c’est-à-dire pouvant évoquer indifféremment le masculin ou le féminin. Par extension, en linguistique, on désigne également comme épicènes les mots où la distinction de genre grammatical est neutralisée, malgré leur appartenance à une classe lexicale où le genre est susceptible d’être marqué. L’exemple le plus parlant d’utilisation d’une formule épicène est celui qui consiste à parler des “Droits humains” plutôt que des “Droits de l’homme”. Mais employer des mots épicènes n’est pas toujours possible et leur utilisation abusive nuirait à la richesse et à la précision de notre langage. Alors que d’autres procédés sont possibles qui n’appauvrissent en rien notre vocabulaire, que du contraire.
Si nous reprenons l’exemple ci-dessus : en citant les deux noms “trente manifestants et manifestantes”, ou bien en recourant à des procédés typographiques : “Trente manifestant-e-s”, “manifestantEs”, “manifestant/e/s”, “manifestant(e)s”, etc.
Contre-attaques
L’argument le plus souvent utilisé pour freiner, voire empêcher, la féminisation des mots est celui qui prétend que ces incises (barres, tirets, parenthèses, etc.) freineraient et compliqueraient la lecture.
Les résultats d’une intéressante étude réalisée par Pascal Gygax et Noelia Gesto (2007), du département de psychologie de l’Université de Fribourg (Suisse) démontrent que la lecture de textes comprenant des noms de fonctions, métiers, titres écrits sous une forme féminisée ou épicène n’est ralentie qu’en début de texte, mais que le rythme de la lecture redevient normal ensuite, indiquant un effet d’habituation.
Un autre contre-argument traditionnel à la féminisation des mots est celui qui explique que la grammaire française ne connaît pas de concept de sexe, mais uniquement de genre. Et l’on dit alors qu’en français, le genre “non marqué” est le masculin. De sorte que si l’on désire exprimer qu’un groupe est composé de personnes indifféremment de sexe tant masculin que féminin, on utilise traditionnellement ce genre non marqué, qu’il faudrait toujours comprendre comme une expression de la nature bisexuée du groupe et non comme l’expression du masculin.
Argument fallacieux. Il est exact que le genre grammatical n’a, en principe, rien à voir avec le sexe mais est une pure propriété formelle de certains mots. D’ailleurs, de nombreuses langues se passent de genre ou bien ont un genre “neutre” pour exprimer ce qui n’est ni masculin ni féminin. Il n’en reste pas moins que dans toutes les langues qui possèdent un genre, ce genre recoupe l’opposition de sens mâle-femelle quand il s’agit d’êtres animés sexués (dont les êtres humains). De là, la représentation de l’opposition masculin-féminin comme renvoyant à la répartition des sexes !
Si le langage reflète la société dans laquelle il évolue... la réalité se construit aussi par notre langage.
Un peu d’histoire...
Claude Favre de Vaugelas (1585-1650), Gilles Ménage (1613-1692), François-Urbain Domergue (1745-1810), Jean-Charles Laveaux (1749-1827)...
Tous grammairiens. Tous des hommes. Claude Favre de Vaugelas, par exemple, est celui qui a fixé le premier la règle de l’accord du masculin-féminin. Ces personnages plus ou moins célèbres sont à l’origine de règles et de fonctionnements qui nous influencent encore aujourd’hui.
Les grammairiens qui ont réfléchi, construit et rédigé les règles d’orthographe et de grammaire françaises étaient tous des hommes : le fonctionnement de la société des XVII, XVIIIes siècles ne permettait en effet pas aux femmes de prendre part à cette élaboration. Il était inutile de laisser une place à l’expression du féminin dans le langage, puisque les femmes ne prenaient pas (ou peu) de place dans la société. Pas le droit à l’instruction, pas le droit à la propriété... et ne parlons pas du droit de vote ! “Le masculin l’emporte sur le féminin ?” : c’était un fait, une réalité tangible. Ces grammairiens, ont ainsi contribué à l’époque à fixer la domination masculine de la société patriarcale jusque dans ses bases orthographiques.
Avec l’aide d’une (aujourd’hui) vieille et noble institution : l’Académie française.
Cette institution, fondée en 1635, sous le règne de Louis xIII, par le cardinal de Richelieu reçoit à sa création comme missions de fixer la langue française, de lui donner des règles, de la rendre pure et compréhensible par tou-te-s : créer un dictionnaire, rédiger une grammaire, veiller à la bonne application des règles orthographiques... Préserver le “beau” langage, le pur, le vrai, celui des riches, des instruits, des lettrés... Celui des grammairiens. (1)
Depuis sa fondation et jusqu’à nos jours, l’Académie française se compose de quarante membres élus par leurs pairs : des personnalités marquantes de la vie littéraire (poètes, romanciers, critiques...), mais aussi des philosophes, des historiens et des hommes de sciences qui ont illustré la langue française, et, par tradition, des militaires de haut rang, des hommes d’état et des dignitaires religieux. Tous des hommes. ll aura fallu attendre 345 ans pour qu’une femme, Marguerite Yourcenar, soit élue à l’Académie française... en 1980 !
Qu’une telle institution,aussi masculinisée depuis sa création, dans sa mission, son organisation, sa philosophie même, s’oppose fermement à la féminisation, qu’elle s’accroche farouchement à la tradition, à la règle grammaticale ancestrale n’est pas très étonnant. Les positions adoptées par elle ces dernières années illustrent le malaise.
“En 1984, le gouvernement a institué une commission “chargée d’étudier la féminisation des titres et des fonctions et, d’une manière générale, le vocabulaire concernant les activités des femmes”. Dans une circulaire datée du 11 mars 1986, le Premier ministre, M. Laurent Fabius, conseille l’application des règles de féminisation recommandées par cette commission. L’Académie française, qui n’a pas été associée aux travaux de cette commission, n’approuve pas les conclusions que celle-ci a rendues. Dès le 14 juin 1984, elle publie une déclaration (...) qui fait part de ses réserves et met en garde contre une féminisation autoritaire et abusive.(...)”
“Le 21 mars 2002, l’Académie française publie une nouvelle déclaration pour rappeler sa position à ce sujet et, en particulier, le contre- sens linguistique sur lequel repose l’entreprise d’une féminisation systématique. Si, en effet, le français connaît deux genres, appelés masculin et féminin, il serait plus juste de les nommer genre marqué et genre non marqué. Seul le genre masculin, non marqué, peut représenter aussi bien les éléments masculins que féminins. (...) De la même manière, l’usage du symbole “/” ou des parenthèses pour indiquer les formes masculine et féminine (Les électeurs/électrices du boulevard Voltaire sont appelé(e)s à voter dans le bureau 14) doit être proscrit dans la mesure où il contrevient à la règle traditionnelle de l’accord au pluriel. C’est donc le féminin qui est le genre de la discrimination, et non, comme on peut parfois l’entendre, le genre masculin.”
“L’Académie française ne s’oppose pas au principe de la féminisation en tant que tel : ainsi la huitième édition de son Dictionnaire avait-elle donné place à de nombreuses formes féminines correspondant à des noms de métier. Mais elle l’avait fait avec prudence et dans le respect de la morphologie de la langue. Or, si certains noms de métier possèdent une forme féminine bien ancrée dans l’usage et correctement formée, comme c’est le cas pour institutrice, laborantine, écuyère ou chercheuse, certaines formes imposées par la circulaire sur la féminisation, parfois contre le vœu des intéressées, sont contraires aux règles ordinaires de dérivation. (...)”
“En revanche, en ce qui concerne les titres, les grades et les fonctions, au nom de la neutralité institutionnelle et juridique qui leur est attachée, l’Académie française recommande d’éviter, dans tous les cas non consacrés par l’usage, les termes du genre dit “féminin” et de préférer les dénominations de genre non marqué.”, Féminisation des noms de métiers, fonctions, grades et titres, Académie française, 2002
Pour conclure...
La féminisation des mots s’inscrit dans la lutte pour l’égalité des genres. La règle grammaticale qui veut que le masculin l’emporte sur le féminin est une convention désuète, symbole d’une société patriarcale dépassée et non une propriété grammaticale issue de l’évolution de la langue française. Le langage est vivant et n’est pas neutre.
L’article que vous êtes en train de lire a été réfléchi et rédigé en prenant en compte cette dimension de construction sociétale du langage. La démarche consiste à ne pas appliquer la règle systématique d’accord du féminin : les noms de fonctions y sont notés deux fois, au féminin et au masculin en alternance et les adjectifs ou participes passés sont féminisés avec des tirets...
“Le masculin l’emporte sur le féminin” ? Sauf si vous en décidez autrement.
1. Une exception dans ce panel de grammairiens masculins, notre Maurice Grevisse (Rulles 1895-La Louvière 1980), auteur de la grammaire de référence “Le Bon Usage”. En 1961, il s’affirmait déjà comme un partisan résolu de la féminisation des noms de métiers, quelque quarante ans avant que l’Académie française ne la combatte ardemment, en 2002.
Sources :
Académie française (2002), Féminisation des noms de métiers, fonctions, grades et titres CAPUT, J.-P., (1986) L’Académie française , Paris, Collection “Que sais-je ?”, 1986
GYGAx, P., GESTO, N. (2007) Lourdeur de texte et féminisation : Une réponse à l’Académie française , Presses de l’ Université de Fribourg
HERITIER, F. (2002), Masculin/féminin II : dissoudre la hiérarchie ,Paris, Editions Odile Jacob
LEPAGE, Franck, 2006, L’éducation populaire, Monsieur, ils n’en ont pas voulu - Inculture(s) 1, Le Cerisier, Cuesmes
LORENZI-CIOLDI, (1997), Professions au masculin et au féminin : un moyen terme entre le masculin et le féminin ?
in Revue internationale de Psychologie Sociale, n°2,
YAGUELLO, M. (2002), Les mots et les femmes : essai d’approche sociolinguistique de la condition féminine , Paris,
Editions Payot, 2002