Les confinements-post-confinements-mi-confinements ont déroulé le tapis rouge aux Gafam, qui a la vitesse de l’éclair, ont investi ce terrain en vue et en rêve depuis 15 ans. Et il se pourrait bien que même si ces mesures disparaissaient par miracle demain, l’école ne serait plus tout à fait la même… et notre société non plus.

Pour notre part, nous aurions aimé entendre parler un peu plus largement, dans les écoles, dans les communes, et aux niveaux des pouvoirs organisateurs, d’outils numériques libres et moins gourmands en données personnelles. Nous aurions aimé entendre plus de réflexions critiques et éthiques concernant tous les nouveaux outils et leurs usages, plutôt que les seuls arguments de facilité, d’efficacité, de rentabilité et d’habitudes. Comme l’écrivait Fernand Deligny en 1942 dans son très beau Graine de crapule, en éducation, « Méfie-toi des solutions immédiates : il ne sert à rien de brancher une lampe à pétrole sur le courant électrique  ». En pédagogie, les solutions les plus immédiates sont rarement celles qui font de l’effet à long terme.

Déjà en 2012…

L’exemple du recours au distanciel pour raison de chaudière en panne, nous l’avons entendu dans une chronique d’Adeline Dieudonné dans Matin Première, que nous vous invitons grandement à écouter pour découvrir que « Le troisième cercle de l’enfer, c’est un cours de biologie sur Teams ! ». Et ça, il n’a pas fallu le covid pour le déclarer. Une part importante d’études autour du numérique a mis en évidence des résultats peu probants de l’apport du numérique dans une amélioration des résultats scolaires, et quand on parle de l’apprentissage en distanciel, les conclusions de recherches sont encore plus alarmantes, en particulier au niveau du décrochage des étudiant-e-s dans ce type de processus (voir l’article « Un ordinateur pour chaque enfant : une opportunité pédagogique » sur le site de l’APED). Ce qui est préoccupant, c’est que ce constat n’est pas nouveau et qu’il est bien documenté. Les études PISA qui mesurent tous les deux ans les résultats en lecture et mathématique des élèves de 15 ans dans les pays de l’OCDE constataient, déjà en 2012, une corrélation entre le choix des pays s’étant lancé dans de grands plans de numérisation de leur école et des résultats en diminution dans l’ensemble des matières et particulièrement en lecture (Article du café pédagogique). Ceci n’a cependant pas diminué les discours qui affirment qu’en éducation « Le numérique c’est le monde de demain, il faut que les élèves s’y préparent », « Le distanciel, ça permet d’économiser des trajets, c’est plus écologique », « Les jeunes sont bien plus motivés pour les activités sur écran »… Nous retrouvons parmi les propagateur-trice-s de ce type de discours des décideurs et décideuses politiques, des enseignant-e-s, des parents… Doit-on voir derrière leurs affirmations le travail des lobbys pro-Gafam, des marchands de matériel informatique ? Une éducation qui se nourrit de certains outils est une machine à formater les futurs consommateur-trice-s de ces mêmes outils.

Alors en 2022…

Enfin, nous voyons arriver, en ce premier trimestre 2022, les premières études sur les conséquences de l’hybridation de l’enseignement, dont une étude canadienne sur « Les effets du premier confinement, de l’enseignement à distance et de la pandémie de COVID-19 sur le rendement scolaire », qui nous semble intéressante au point de vue de ses constats et représentative de ce qui risque de se conclure dans ce qu’elle préconise. Les deux chercheurs ont collecté des données dans divers pays de l’OCDE pour poser le bilan que le travail en distanciel a été préjudiciable à tous les élèves, mais bien plus encore à ceux et celles qui vivent en milieux populaires. L’école en distanciel est au final encore un peu plus discriminatoire que ce que nos systèmes scolaires reproduisent déjà en temps normal. C’est peu dire vu les résultats des études PISA en France ou en Belgique.

C’est une confirmation de ce que nous entendions déjà partagé dans les formations d’enseignant-e-s. La fracture numérique n’est pas un concept obsolète. Effectivement, les outils numériques ont envahi l’ensemble des foyers, mais pas de la même façon dans tous les milieux sociaux. S’il y a un ordinateur, il est souvent l’outil familial qui ne peut se partager entre plusieurs membres de la fratrie. L’école « à la maison » nécessite aussi simplement un espace de travail isolé, calme, propice à ce travail qui diffère en fonction des niveaux sociaux.

Le deuxième constat que nous posons sur cette étude se situe au niveau de ses recommandations : l’enseignement explicite. Si le travail en distanciel nécessite un enseignement formaté, détaché des préoccupations des élèves, de la vie, d’une éducation réellement active, faut-il se résoudre à utiliser des formes d’enseignement aussi peu pourvues d’élan vital et de créativité qu’une routine procédurière ou faut-il préférer ne pas y avoir recours ? Vous aurez compris qu’aux CEMÉA, l’éducation active par écran interposé nous semble assez impossible.

Si c’était clair il y a dix ans, ça l’est encore plus aujourd’hui : que ce soit d’un point de vue éthique ou pédagogique, il nous semble important de refermer au plus vite la boîte de Pandore de l’éducation en distanciel, de rester vigilant-e-s sur les arguments pratiques et économiques (liés au chauffage ou aux kilomètres), d’efficacité ou de rentabilité. L’éducation doit rester un espace de vie, d’échange, de construction et non de formatage des individus. Pour cela, elle doit rester attentive et très critique aux « solutions immédiates » que lui proposent les GAFAM qui n’ont de but qu’asseoir leur capitalisme de surveillance sur tous les terrains à investir. L’éducation ne doit pas se couper du numérique, mais ne cessons pas de nous poser la question des intérêts qu’il sert : ceux de nos enfants, de nos jeunes… ou les intérêts de ces quelques personnes qui se disputent le podium des plus grandes fortunes mondiales en se gavant de nos données personnelles ?

Prenons le temps de perdre du temps, de vivre réellement des instants de classe riches, de créer ensemble, de vivre… que ce soit pour les étudiant-e-s, les élèves et pour celles et ceux qui les accompagnent.

«  Oserais-je exposer ici la plus grande, la plus importante, la plus utile règle de toute l’éducation ? Ce n’est pas de gagner du temps, c’est d’en perdre. »
Jean-Jacques Rousseau

 
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