Surprendre un enfant qui semble ne rien faire peut déstabiliser des yeux adultes. Ennui, paresse, et inactivité sont en effet des ennemis à combattre et le temps de l’enfance est absolument pensé pour les éviter. Mais encore faut-il s’entendre sur ce que ce “ rien faire ” signifie pour l’enfant, sur la nature de ce qui est d’emblée caractérisé d’inactivité. L’écart entre ce que l’adulte peut percevoir de l’activité de l’enfant et l’activité réelle de celui-ci peut parfois être important.
Obervons. Ce nourrisson pourrait sembler bien seul, placé dans son lit sur le dos. Il ne peut ni se déplacer, ni exprimer verbalement ce dont il a besoin ou envie. Et ce bébé dont les lacets des chaussons sont emmêlés pourrait lui aussi paraître de prime abord coincé dans ses mouvements.
Maintenant, changeons notre regard.
Observons plus longtemps, plus finement. Le tout-petit apprend progressivement à bouger la tête de gauche à droite, avec une souplesse de plus en plus impressionnante. Il y ajoute le regard et forge ainsi sa capacité à suivre ses mouvements des yeux. Et ce bébé à peine plus âgé a bien les lacets de ses chaussons entremêlés, mais cela ne le gêne pas, bien au contraire : il s’efforce, avec beaucoup de patience, à délicatement les démêler. Il tentera même de les renouer, afin de tenter une fois encore l’expérience.
Si c’est grâce au regard soutenant de l’adulte que ces jeunes enfants peuvent vivre paisiblement ces multiples explorations, c’est également le temps qui leur est laissé pour le faire, sans pression, sans stimulation trop directe, qui le permet.
Du “vide” pour créer, pour imaginer
Le temps d’une pause dans son activité quotidienne, ses mains en poches, son corps au repos, l’enfant se laisse bercer par le rêve, conduire par l’imaginaire. Ainsi, mobilisant sa créativité, ses capacités d’innovation et de recherche, il prend le temps de s’inventer un “ quelque chose ” à faire, à penser, à imaginer. L’inactivité n’est alors ni le témoin de l’ennui, ni celui de la paresse, mais bien l’espace de vide nécessaire à penser, à se projeter, à choisir.
Et si la rêverie ouvre à la création, elle est aussi ce temps que l’enfant prend pour repenser à un moment vécu, à une parole prononcée ou entendue, pour tâcher d’en comprendre le sens, pour en tirer de l’expérience. Pensons à cet état dans lequel nous pouvons nous retrouver parfois, à ces petits moments précieux où l’activité se suspend et laisse place aux songes, aux souvenirs. Cet état où les rêves sont possibles, où “ les francs tombent ”, où les mélodies se chantonnent, où les scènes se rejouent dans notre tête... Si ces moments peuvent nous sembler hors du temps, du temps agi, ils sont pour autant chargés en pensées, en élaboration de discours, en construction de savoir. Et il en est autant pour l’enfant.
Alors qu’il jouait avec ses blocs de construction, l’enfant s’arrête et s’assied sur son lit. L’adulte qui l’observe pensera peut-être que cet arrêt est brutal, que l’enfant doit en avoir marre de jouer avec ses blocs, qu’il lui faut une nouvelle idée, un autre jouet, un nouveau “ quelque chose ” à faire. Mais l’enfant, lui, est peut-être simplement déjà occupé à autre chose. Peut-être ses blocs lui ont-ils fait penser à un épisode vécu à l’école ou entre copains la semaine précédente, peut-être s’est-il senti fatigué et souhaite-t-il s’assoupir, peut-être a-t-il envie d’observer ce qui se passe autour de lui et de s’en placer comme le spectateur... Peut-être reviendra-t-il à sa construction de blocs un peu plus tard, le lendemain, ou n’y reviendra-t-il jamais.
Cela fait beaucoup de “ peut-être ”, de suppositions, d’hypothèses. On ne saura jamais vraiment ce qui se passe dans la tête d’un enfant dans de tels moments et l’adulte ne peut avoir de prise sur l’ennui, le rêve, la bulle que se crée l’enfant, à moins que celui-ci ne choisisse de l’exprimer à l’adulte par des mots, des émotions, un ressenti. Et peut-être est-ce d’ailleurs là que se situe la difficulté de l’adulte face à l’oisiveté d’un enfant : dans l’absence de contrôle de ce qu’il vit, de ce qu’il fait, de ce qu’il produit ou peut-être de ce qu’il ne produit pas. Ainsi, face à cette non-maîtrise, une réaction de l’adulte sera peut être : “ Tu ne sais pas quoi faire ? Je vais trouver pour toi ! ”. Ce qui nous amène à questionner l’activité. L’activité de qui ? L’activité pour qui ? Et l’activité, pourquoi ?
Du temps libre, vraiment libre De l’exploration, vraiment exploratoire
On oublie trop souvent que les enfants sont par nature des explorateurs, des découvreurs, des expérimentateurs. Ils sont actifs par eux-mêmes, ils sont des êtres qui agissent. Ils se concentrent sur la découverte du monde et sur l’importante entreprise de grandir. La volonté de devenir grand, de connaître, de pouvoir, de maîtriser, par sa propre dynamique et par sa propre expérimentation, est une caractéristique de l’enfant.
Et dans cette exploration, le moment d’inactivité est intéressant puisqu’il permet la recherche d’une idée, d’un “ quoi faire ” et son expérimentation. Pourtant, l’enfant n’est que très rarement placé comme l’acteur de la démarche, il est plutôt celui dont on attend un résultat - résultat que l’adulte pourra mesurer et valoriser (ou non). Or, l’enfant ne peut être uniquement en position d’accumuler des savoirs, des savoir-faire et des attitudes ou comportements sociaux, il lui faut également de nombreuses occasions de mener une activité libre dans laquelle il se retrouve seul maître de ces savoirs acquis. Ceci lui permettra de les combiner, les transformer, se les approprier, les affiner et de mieux les comprendre.
Si l’on regarde l’offre actuelle de loisirs et de vacances, la majorité des activités proposées visent un but précis (jouer au foot pour faire partie d’un club, faire du violon pour obtenir le diplôme de l’académie...) : il s’agit bien de rentabiliser le “ temps libre ” pour produire des résultats et non simplement de laisser du temps pour créer de nouvelles démarches, pour s’inventer d’autres mondes, pour rencontrer d’autres intérêts et envies.
Joël Zaffran, sociologue, développe l’idée selon laquelle “ (...) la question des loisirs des jeunes renvoie à une autre, plus large : celle du temps libre, ce que recherchent les jeunes. Or une politique jeunesse qui propose des activités trop encadrées ne relève plus du registre du temps libre pour ce public, car elle entre dans un cadre organisé par les adultes selon des modalités d’encadrement et de gestion du public qui empruntent très souvent à la forme scolaire. On voit ainsi se dégager deux temps : le temps libre et le temps des loisirs qui s’imprègne de la forme scolaire. Plus qu’hier, le temps scolaire est devenu un temps social dominant, et sa contrainte ne se limite plus uniquement à l’école. Il organise aujourd’hui les temps sociaux de l’adolescence, et ce faisant conditionne les propositions de loisirs. (...) Cela se traduit par la multiplication des activités périscolaires, par la diversité des activités de loisirs, dont l’organisation se calque sur celle de l’école, et par l’apparition d’un marché de l’accompagnement scolaire des adolescents, jusqu’au coach scolaire. Tout cela répond à l’inquiétude des parents, et leur angoisse déteint sur leurs enfants. Ces derniers prennent alors conscience que la réussite ne dépend plus seulement de l’école mais des moyens mis en oeuvre hors l’école pour renforcer les acquis scolaires. ” (Zaffran, 2011).
Le temps libre enrichit la personne, son parcours, sa culture, ses connaissances et lui permet de nouvelles capacités d’actions individuelles ou collectives. Ces acquis doivent être pris en compte au même titre que ceux qu’apportent l’école, la formation ou le hyperkimonde du travail. Armer les enfants pour la vie ne consiste pas à leur faire amasser des aptitudes, mais bien à favoriser l’émergence de la pensée et de l’imaginaire. Cela ne veut pas dire qu’il faille ne rien faire du tout, ne jamais les stimuler, mais simplement qu’il faille prendre garde au “ bourrage ”, car le risque est double : d’abord, on fatigue les enfants et ensuite, on leur transmet une vision décourageante du monde adulte.
Si les stimulations sont nécessaires, elles ne sont pas pour autant toutes bonnes. En effet, certaines ne servent qu’à exciter l’enfant, qu’à ouvrir ses intérêts au-delà de ses capacités - compte tenu de son âge et de son niveau de développement - et ainsi, à le perdre sur le chemin d’une connaissance qu’il ne peut assimiler et maîtriser à ce moment-là.
Hors du temps scolaire et de ces temps de loisirs remplis par les adultes, quand l’enfant a-t-il l’occasion de se détendre dans un temps libre, vraiment libre ?
Hyperactivité : prendre soin de l’enfant plutôt que d’un mal
Outre l’augmentation de l’hyperkinésie, il n’y a jamais eu autant d’enfants souffrant de colites ou de troubles du sommeil qu’aujourd’hui. On estime qu’environ un enfant sur vingt aurait des difficultés de type “ hyperkinésie ”. S’il est avéré qu’il s’agit d’un problème qui se joue dans le cerveau, il n’y a pas de “ test ” qui permette de le détecter à coup sûr et plusieurs types de comportements peuvent être considérés comme caractéristiques de cette affection. Par ailleurs, le terme “ hyperkinétique ” est de plus en plus souvent employé par des parents ou des enseignants pour désigner des enfants en échec scolaire, des enfants peu motivés, de “ mauvaise volonté ”, des enfants qui ont des difficultés à comprendre les matières enseignées, ou encore des enfants qui sont en proie à des chagrins personnels, à des angoisses, à d’autres difficultés d’ordre psychologique.
Des médicaments comme la Rilatine (psycho stimulant dérivé d’amphétamines) sont de plus en plus prescrits. Sa production annuelle a augmenté de 730% entre 1990 et 2000. En France, ce médicament a vu ses ventes doubler tous les deux ans, passant d’environ 10.000 boites vendues en 1995 à 118.000 en 2002 ; aux Pays Bas, il a été prescrit 60.000 fois en 1997 et 180.000 fois en 2000. (Fondation Roi Baudouin, 2000).
Si au départ, ce médicament était réservé aux enfants diagnostiqués comme hyperkinétiques, il est aujourd’hui également administré à des enfants simplement turbulents. Le médicament devient ainsi la solution de facilité qui évite de devoir s’attaquer aux problèmes sous-jacents, souvent de nature sociale ou éducative. Car, avec le médicament, tout est simple : lorsque l’enfant est difficile, on lui donne une pilule et les problèmes sont résolus. Il est plus facile de considérer qu’un enfant a un problème médical que d’accepter qu’il diffère quelque peu de la norme. La tendance est à la surmédicalisation : tout ce qui s’écarte de la norme fait l’objet d’un diagnostic et d’une prise en charge médicale.
Les comportements réellement diagnostiqués hyperactifs ne favorisent pas la mentalisation, l’élaboration des inquiétudes et des difficultés de la vie. Or, il est nécessaire de mentaliser plutôt que de faire passer le malaise dans le corps. Ceci rappelle combien il importe de donner aux enfants à la fois des stimulations indirectes, du temps pour leur activité propre, et du temps pour assimiler. Sans oublier le droit de rêver, le droit d’être spectateur et le droit de s’ennuyer. Ces “ non-activités ” sont nécessaires au bon développement de l’enfant.
Prendre le temps de conclure
Les moments de détente, laissant l’esprit voguer au gré de ses intuitions, huilent l’engrenage du temps. C’est ce temps libre qui permet à la pensée de s’ancrer dans la réalité, de s’affirmer. Il faut à l’enfant suffisamment de liberté dans la tête pour s’aventurer sur des chemins non explorés. L’enfant qui manque d’ennui et de solitude, manque de cet indispensable temps intime. Ce temps n’est pas nécessairement vide ; l’ennui constructif est celui qui encourage l’imaginaire, la rêverie, la fantasmatisation. C’est très tôt, au sein des relations parents-enfants qu’il faut commencer à laisser du temps à l’enfant. Certains parents sont en effet de “ trop bons parents ” qui répondent tout de suite aux demandes et besoins de leurs enfants, voire les devancent. Or, l’existence d’un décalage est importante, c’est le moment de l’attente et du rêve qui est précieux.
L’enfant, tout autant que l’adulte, a besoin de temps durant lequel il chante, “ chipote ” ou rêve. Occupations lui permettant de trouver sa propre cohérence, de mettre en place ses choix de vie, de s’adapter aux difficultés quotidiennes et à la multitude de petits deuils, apprentissages, ratages, passages ou blessures que tout un chacun rencontre sur son chemin. L’être humain qui ne prend pas le temps de penser a du mal à faire des projets. Il n’espère pas grand-chose du futur. Pour penser, il faut du temps. Du temps libre, vraiment libre.
Sources : ZAFFRAN Joël (2011), La société tolère de moins en moins les espaces de déviance, entretien paru dans Le Monde du 23 novembre 2011. Fondation Roi Baudouin (2000), Lucas est un enfant turbulent, très turbulent (hyperkinésie/ADHD -déficit d’attention avec hyperactivité-), in Mes neurones et moi.