Depuis juin 2016, la Fédération Internationale des CEMÉA (FICEMÉA) a lancé un appel contre la marchandisation de l’éducation. Quand on évoque cette transformation sociétale en cours, on pense en premier à l’émergence d’une privatisation de l’école, à l’apparition de plus en plus florissante d’« officines de remédiation scolaire », au foisonnement de publications à destination des parents sur « la bonne manière d’aider son enfant dans ses études », etc.

Cependant, il apparaît que la marchandisation de l’éducation est présente dans la vie de l’enfant dès son premier cri, voire dès sa conception. Pour de plus en plus de personnes qui s’intéressent à son sort, l’enfant quitte la catégorie de l’homo sapiens pour entrer dans celle de l’homo consommabilis. Nous pourrions parler d’une nouvelle étape dans l’humanité : celle de la disparition de l’être humain face au consommateur ou à la consommatrice.

Les premiers pas de l’homo consommabilis se font avec l’aide non consentie de ses parents. Les jeunes parents sont des proies faciles : tout à leur bonheur de pouponner, tout à leurs craintes de mal faire, ils-elles sont en fait en état de faiblesse face aux spécialistes du marketing.

Le nouveau-né a ceci de particulier dans l’ensemble du règne animal qu’il entre dans la vie en étant totalement dépendant de ses parents. L’arrivée du premier enfant dans une famille est un événement qui, pour tout parent, doit être une réussite. Cette dépendance et cette envie de faire « pour le mieux » amènent deux appréhensions :

• Avons-nous pensé à tout pour notre enfant : pour qu’il ou elle soit « le mieux possible », mais aussi pour être de
« bons » parents ?

• Je crains de ne pas être le super-papa ou la super-maman que je dois être !

La maternité et l’arrivée du bébé dans le foyer sont certainement les deux moments de vie qui sont les plus riches en littérature, en guides, en bons conseils de tous ceux et toutes celles qui ont déjà vécu ces moments… Et pourtant, chacun-e se retrouve face à une masse d’apprentissages à devoir maîtriser très rapidement : le premier biberon, le premier change, le premier bain, la manière d’installer le siège voiture, d’ouvrir d’une main la poussette… Chacun-e se sent maladroit-e, chacun-e doit apprendre et comprendre aussi les signes de ce petit être qui gigote dans son lit, décoder ses pleurs, ses premières grimaces … Il suffit dès lors d’un peu de marketing bien organisé pour que le « nous devons penser à tout » devienne « nous devons penser à tout… acheter » !

Il y a quelque chose d’attendrissant dans ces premières expériences de parents, mais le ou la spécialiste marketing y voit plutôt une manne financière. Les doutes des parents, leurs inquiétudes ou leurs questions sont des préoccupations très rentables pour les marchand-e-s de tout poil. Le bébé est vu avant tout comme un consommateur en puissance et la nouvelle famille comme une cible de choix à absolument harponner. Une famille qui accueille son premier enfant est susceptible d’acheter une nouvelle voiture (33% des cas), de déménager dans l’année (40%), de faire des achats d’appareil photo ou de caméscope (40%). Plus de 60% des familles feront des aménagements de leur domicile à cette occasion et près de 70% auront dès lors recours au crédit à la consommation ! (il manque toujours les sources de ceci !)

Notre société de compétition et de performance imprime dans l’esprit des parents cette nécessité d’avoir enfanté un « gagnant », un individu performant pour la société qui l’accueille. On trouve par exemple des laits en poudre « premier âge » qui « favorisent le développement de son intelligence »… Tout est en place dès lors pour que la crainte de ne pas avoir l’enfant parfait-e, de ne pas avoir fait tout pour qu’il ou elle le soit, fasse apparaître un nouveau marché du travail : du coaching en parentalité, du conseiller ou de la conseillère en lactation, en passant par le ou la conseiller-ère en installation montessorienne pour la chambre de l’enfant …

Des boites de marketing spécifiques « bébé » fleurissent et tout devient objet de marchandisation à leurs yeux. Elles démarchent directement auprès des maternités via des kits offerts à la naissance, mais aussi en amont, directement auprès des gynécologues. Rien d’étonnant dès lors de retrouver dans ces « kits », non seulement de la publicité et offres pour du matériel de puériculture, mais aussi des publicités pour une nouvelle voiture « ciblant le confort plutôt que la performance » ou des offres bancaires de crédits à la consommation…

C’est un marketing des plus efficaces, car extrêmement ciblé : il s’adresse très majoritairement aux femmes qui viennent d’avoir un enfant. On va dès lors pouvoir jouer sur deux axes bien organisés : un magazine de « bons conseils » qui va par exemple titrer « Alerte aux virus » ou « Bébé en voiture : le lieu de tous les dangers » et des publicités qui apporteront la solution à la crainte éveillée, par l’achat qui en découle. Ces « coffrets-cadeaux » se déclinent même en différentes versions grâce à votre inscription sur un site et une newsletter liée au premier kit. Vous recevrez donc le kit « Mes premiers mois » quand l’enfant aura deux mois, « Mon premier anniversaire », « Mes débuts à l’école » … et l’on pourrait en inventer à l’envi. Une manière de faire de l’enfant le vecteur d’une fidélisation de la famille à certaines marques.

Autre aspect de ce marketing ciblé sur le nourrisson et ses parents, le caractère de plus en plus genré du message des annonceurs et des grandes chaînes de matériel de puériculture. Il devient difficile en tant que parent de résister au « C’est rose pour les filles et bleu pour les garçons ». Les magasins sont organisés selon une logique genrée, les sites internet de même, le monde de la petite enfance est de plus en plus clivé et chaque outil de puériculture devient une expression de cette logique, du siège auto, au biberon, en passant par le petit pot. Il n’y a pas à voir derrière cette nouvelle manière de concevoir le commerce autre chose qu’une réflexion marketing autour du nouveau-né, ne permettant plus d’utiliser le siège auto du grand frère lorsqu’une petite cadette vient rejoindre la famille.

Cette logique marchande a aussi des influences au niveau de la société où l’enfant débute sa vie dans un monde très dual du point de vue du genre. Avez-vous déjà dû acheter des chaussures pour une petite fille de deux ans, si vos critères sont qu’elles ne doivent pas être roses, remplies de paillettes et ressembler aux chaussures d’une princesse de Disney ? Bon courage !

Au final, il ne s’agit que de publicité et celle-ci s’attaque sans doute plus aux parents qu’à l’enfant réellement. Cependant, c’est bien la présence de l’enfant, toutes les craintes évoquées, les maladresses de parent qui débute, qui rendent la famille plus perméable à la publicité et à la pression de l’achat conditionné. On pourrait, dès lors, se demander si le fait de cibler le public des jeunes parents n’est pas une manière de s’attaquer à un public fragilisé face aux armes du marketing. Il nous paraît donc important que le folder de conseils aux parents qui a pour but de les aider ne renforce pas les craintes et soit, au final et contrairement à la volonté première, une arme de plus pour « faire acheter ».

Bon nombre de ces achats ne sont pas une nécessité. Quel parent n’a pas dans ses placards une série d’achats qui n’ont servi que quelques mois, voire quelques jours, qui se sont parfois avérés totalement inutiles pour l’enfant ? Les grandes surfaces du « nouveau-né » regorgent de gadgets en tous genres qui rassurent, qui facilitent … mais surtout qui lient tout besoin de l’enfant à un appareillage spécifique : le chauffe-biberon, le baby-cook, le babyphone qui ne se conçoit plus sans caméra, les jeux ludo-éducatifs (qui sont de plus en plus souvent plus éducatifs que ludo)…

L’envie de tout parent d’être le plus attentif aux besoins de son enfant a été détournée par l’industrie du marketing pour en faire des seuls besoins matériels. « Être un bon parent » et faire tout pour son enfant, ce n’est pas acheter et payer, mais surtout être présent-e, aimer, jouer, rire... Être cette personne qui guide, qui protège, qui éveille. L’adulte qui guide dans le monde cynique des publicistes de tout bord, qui protège d’une vision de plus en plus marchande des relations entre les humains jusqu’à s’immiscer dans les relations familiales, qui éveille à une conscience politique dès le plus jeune âge.

Si le marketing s’intéresse à notre enfant dès son premier cri, notre tâche de l’éveiller à l’esprit critique et à la résistance à la marchandisation ne font-ils pas partie du rôle de tout parent ?

Pour qu’homo consommabilis ne vienne pas définitivement supplanter homo sapiens !