« Les nurses semblent ne pas avoir peur des enfants, n’être jamais dépassées par leurs emportements violents. Peut-être parce que -alors que nous avons toujours quelque chose à nous reprocher avec les enfants- ces femmes sont certaines de toujours tout faire pour répondre au mieux à leurs besoins. Elles ne se retrouvent donc jamais acculées à la défensive. Pourtant, les colères des enfants ne glissent pas sur les nurses. Elles les atteignent, si elles ne les entament pas. Mais sereinement, en empathie avec l’enfant, elles se soucient de réconforter quand on s’attendrait à ce qu’elles sévissent. En termes de pratiques éducatives, une sorte de révolution copernicienne dont l’impact change en profondeur les enfants, les rassure et les apaise, se répercute à la longue sur leurs manières d’être, sur leur gestuelle et jusque sur les traits de leurs visages… »(1)
Bienveillance, bien-traitance, remédiation aux douces violences… Autant de termes utilisés à l’heure actuelle dans le cadre des milieux d’accueil de jeunes enfants.
L’émergence de ces différents concepts et leur présence de plus en plus grande -en tout cas dans le vocabulaire utilisé - dans les milieux professionnels d’accueil de l’enfance est significative d’une attention accrue à la qualité d’accueil proposée aux jeunes enfants.
Il y a en effet une tendance forte qui se dessine depuis quelques décennies à vouloir en faire des lieux de prévention primaire. Des espaces qui « se situent dans une perspective d’amélioration des conditions d’existence des parents et des jeunes enfants, y compris sur la plan psychologique d’une qualité relationnelle conditionnant l’équilibre affectif de l’enfant » (2). Des espaces qui partent du principe que l’amélioration des lieux d’accueil a pour effet d’éviter la reproduction de comportements peu respectueux voire maltraitants envers les enfants et donc d’« engager un double modèle de société et de famille »(3) qui repose sur un nouveau cadre éthique et même politique. Cette attitude positive provient notamment du glissement qui s’opère depuis que les facteurs permettant aux enfants de se développer dans de bonnes conditions sont connus et que le paradoxe lié à la socialisation très précoce des jeunes enfants en lieu d’accueil est reconnu.
Auparavant, de nombreux espaces d’accueil étaient considérés comme des garderies où seuls les aspects sanitaires comptaient, où seul le corps de l’enfant était traité de manière mécanique, sans aucune considération pour son esprit. La question de la socialisation, la nécessité pour l’enfant d’être accompagné pour entrer en contact avec les autres, était ignorée. La tendance actuelle va de plus en plus vers une vision globale de l’enfant, du moins dans les textes et autres projets pédagogiques.
La question du pouvoir d’action et de l’autonomie se pose avec une acuité grandissante à deux niveaux : celui des enfants, bien sûr, mais aussi celui des adultes qui s’en occupent. En effet, comment les enfants pourraient-ils se socialiser adéquatement et devenir autonomes si les adultes auxquels ils se réfèrent n’ont eux aucune possibilité d’action ou d’autonomie ? C’est en cela qu’il convient de se rappeler régulièrement en quoi consiste vraiment cette fameuse bien-traitance, en quoi elle peut transformer les systèmes en opérant une révolution, en autorisant la prise de recul sur le quotidien des enfants et les modes de travail qui favorisent leur prise en charge respectueuse.
Néologisme apparu au début des années 90 suite aux travaux du comité de pilotage de l’opération Pouponnières, ce terme vise à mettre en garde contre les maltraitances perpétrées en pouponnière à l’encontre des jeunes enfants. Selon Danielle Rapoport, ce concept ne concerne pas. Il s’est vite propagé aux autres lieux d’accueil de la petite enfance qui avaient décidé d’« accepter que le petit humain soit, dans les premiers mois de sa vie, un bébé, qui se prolonge dans les deux voire trois premières années qui suivent. »(5) C’est en fait une manière de se prémunir contre les tentatives « d’adultisation qu’on pratique constamment à son égard (l’enfant), qui cache mal les pièges de la maîtrise que les adultes veulent à tout prix avoir sur les enfants, si jeunes soient-ils. » (6)
Ce concept de bien-traitance tend donc à cibler les sources de maltraitance et ainsi, à pouvoir agir sur celles-ci par une action quotidienne réfléchie et respectueuse de l’attention spécifique que nécessite l’accueil de très jeunes enfants. Le trait d’union compris fait quant à lui référence à l’angle systémique, à la possibilité d’entrevoir les différents protagonistes dans un système (institutionnel) et de comprendre dans quels types de relations ils se trouvent les uns par rapport aux autres. L’enfant au centre de toutes les attentions est alors entouré d’adultes qui sont eux-mêmes contenus et soutenus dans leur travail quotidien.
Outre les maltraitances adressées aux enfants, certaines très graves et entraînant parfois des séquelles psychologiques, l’émergence de ce concept a donc permis de mettre en lumière l’importance de la bien-traitance comme action préventive. Il ne s’est alors plus agi de situer la bien-traitance sur « l’axe du bien et de mal » (7) ni de la réduire à son « simple contraire de maltraitance » (8), mais bien de construire du sens autour des différents acteurs qui vivent quotidiennement dans les lieux d’accueil de la petite enfance (enfants, parents et professionnel-le-s).
Pour y parvenir, l’importance du système, du cadre institutionnel est fondamentale. Les enfants se trouvant au centre de toutes les attentions, on en oublie parfois que, pour qu’il soient effectivement bien-traités, il est important de se soucier des adultes qui les encadrent. Et pour que ces adultes se révèlent contenants, soutenants et soignants envers ces enfants (dans le sens du « care » ainsi que conceptualisé par Winnicott, c’est à dire la sollicitude, le soin) (9), il est impératif qu’ils aient une connaissance théorique mais aussi un vécu de la bien-traitance.
En effet, le nombre de situations où les professionnel-le-s reproduisent ce qu’ils-elles ont connu enfants ou ce qu’ils-elles pensent adéquat comme parents est particulièrement impressionnant… Et c’est finalement logique puisqu’il n’existe que très peu d’espaces de réflexion et de prise de recul formalisés par rapport à l’action éducative et soignante, lesquels tendent d’ailleurs à disparaître progressivement. Par exemple, de nombreux lieux d’accueil disent de ne pas avoir le temps d’organiser des réunions d’équipe ou, s’ils y parviennent, c’est en présence des enfants et donc pas complément dégagés de l’attention qu’il faut nécessairement leur porter. Or, c’est bien parce que les adultes ont la possibilité de prendre du recul, d’être entendus, soutenus par des tiers, en somme bien- traités, qu’ils peuvent ensuite recréer ces espaces de bientraitance avec les enfants dont ils ont la responsabilité.
Accueillir de jeunes enfants qui ne s’expriment encore que par le corps, c’est être face à des pulsions très archaïques et des situations de grande dépendance... et ces pulsions, cette dépendance déclenchent inévitablement de nombreuses émotions positives comme négatives. Nier le besoin des professionnel-les de pouvoir différer l’extériorisation de ces émotions dans des espaces dédiés à cela, c’est au final mettre en péril la bonne santé psychique et même parfois physique de ces très jeunes enfants. C’est également nier le paradoxe que représente l’autonomie dont il faut faire preuve pour accompagner l’enfant dans la satisfaction de ses besoins vitaux sur le chemin de sa propre autonomie.
Cette disponibilité psychique importante dont il faut pouvoir faire preuve dans le travail avec des enfants et des jeunes est bien trop souvent méconnue ou ignorée. Or elle ne peut être obtenue que dans un cadre institutionnel pensé et réfléchi en ce sens. Un cadre contenant qui pense au bien-être de ses travailleurs et travailleuses sur un plan organisationnel, de préparation de la personne ou encore de connaissance précise des valeurs défendues par l’institution. Prendre en considération les adultes, cela passe aussi par la prise en compte de leur besoin de sécurité, par leur besoin de repères et de stabilité d’autant plus s’ils ont la charge de jeunes enfants.
Comment en effet, en tant qu’adulte professionnel-le de l’enfance, ne pas faire référence à sa propre histoire d’enfant ou de parent. Comment ne pas se projeter ou transférer ? Comment ne pas désinvestir ou surinvestir les relations ? Autant de questionnements qui devraient trouver leur place au sein des institutions pour garantir que le cadre d’accueil soit solide, contenant et soutenant pour tous les protagonistes qui y ont un rôle.
Prendre soin des autres n’est pas un acte fortuit ou intuitif, c’est un acte qui demande au contraire une conscience totale de son rôle et de sa fonction. C’est un acte qui demande une compréhension et une lucidité totale sur les actes éducatifs qui sont posés et les émotions qu’ils provoquent. Tant que cela ne sera pas reconnu et que les moyens nécessaires (financiers, intellectuels, psychologiques et organisationnels) n’auront pas été mis en place pour permettre aux professionnel-le-s de faire leur travail sereinement, il restera compliqué de faire des lieux d’accueil de réels lieux de prévention primaire. Si l’on part en effet du principe que l’enfant reproduit en grande partie les schémas éducatifs auxquels il a été soumis, rien n’indique une possible amélioration de notre éducation et par conséquent de notre société sans une prise en compte des réels besoins des enfants autant que des adultes qui en ont la responsabilité.
Il est donc nécessaire de repenser les lieux d’accueil de façon à sortir de ce système de reproduction grâce à la bien-traitance et, par là, de pouvoir transformer le système en opérant une réelle révolution.
1 / Martino Bernard, commentaires du film “Lóczy, une école de civilisation”, Association Pikler-Lóczy de France, 2014. 2 / Neyrand Gérard, La prévention précoce, une démarche paradoxale, Érès, Dialogue 2002/3 -n°157 p.5. 3 / Ibid. 4 / Rapoport Danielle, Bien-traiter un bébé, Érès, Spirale n°62 p.95. 5 / Ibid. 6 / Ibid. p.96. 7 / Rapoport Danielle, Des professionnels aux parents : quelle transmission de la bien-traitance envers l’enfant ? Au-delà des identifications résurgentes à l’agresseur... et à l’agressé, Spirale n°75 p.103. 8 / Ibid. 9 / Plus exactement “une activité générique qui comprend tout ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer et réparer notre “monde”, en sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible” Fisher B. citée par Tronto J.C. in Du care, Revue du MAUSS 2008/2 n°32, p.244.