Entretien (1) avec Florence Pirard, Chargée de cours à l’Université de Liège, au sein de la Faculté de Psychologie, Logopédie et Sciences de l’Education et responsable de l’Unité PERF (Professionnalisation en Éducation : Recherche et Formation), Unité de recherche Enfances et DIDACTIfen...
Les métiers de l’enfance se sont développés et doivent répondre à des enjeux de professionnalisation de plus en plus nombreux ces dernières décennies. Le défi –majeur pour notre société– consiste notamment à considérer l’enfant en tant qu’être à part entière, inscrit dans une relation éducative au sein d’une collectivité et dont il faut soutenir l’activité comme essentielle dans le développement, dès le plus jeune âge.
En Fédération Wallonie-Bruxelles, la nécessité de renforcer la professionnalité est au coeur des débats, notamment par le renforcement d’une approche globale de l’enfant, de pratiques pédagogiques affûtées, de postures réflexives.
La nécessité de revoir la formation initiale et continuée des acteurs et actrices de l’accueil de l’enfance s’impose dans notre contrée oû ces métiers restent peu valorisés et les filières de formation qui y mènent pas toujours à la hauteur des exigences du métier.
L’Office de la Naissance et de l’Enfance (ONE) a, depuis 2011, commandité deux recherches auprès de l’Université de Liège et plus précisément au sein de l’unité dirigée par Florence Pirard (2) pour améliorer la formation initiale des acteurs et actrices de l’accueil. Il a été demandé de formuler des recommandations à propos de l’élaboration de référentiels métiers et de formation, de la mise en oeuvre de formations d’un niveau adapté aux compétences-clés à développer pour exercer une fonction d’accueil, d’encadrement, de direction. Il est aussi question de l’analyse de passerelles entre les systèmes de formation et de possibilités de validation des compétences. Ceci devrait déboucher sur des propositions d’aménagements des législations.
Ces recherches participatives 3 se sont centrées d’abord sur l’analyse des réalités de la formation en Fédération Wallonie-Bruxelles (FWB) et confrontées ensuite à celles de 4 autres terrains européens (Flandre, Angleterre, France et Suède). En 2016, l’analyse comparative avec le Québec a permis de compléter et confirmer les résultats toujours centrés sur les compétences-clés nécessaires pour exercer les fonctions d’accueil, d’encadrement et de direction, ainsi que sur les conditions de leur acquisition et développement.
Entretien
CEMÉA (C) : Où en est-on début 2018 dans le suivi des apports de la recherche depuis que l’Office de la Naissance et de l’Enfance (ONE) a avalisé le rapport ?
Florence Pirard (FP) : L’Office a tout d’abord fait le choix de rendre accessible le rapport en visant une large diffusion. L’ONE a aussi, en 2016, investi dans un accompagnement de la mise en oeuvre des recommandations vers la mise en place d’un nouveau système de formation. Cet accompagnement a fait une large place à la communication auprès des acteurs et actrices concerné-e-s : professionnel-le-s de terrain sur invitation de l’association NOE (Nouvelle Orientation Enfance), de l’ONE et des opérateurs de la formation continuée qu’il subsidie, d’acteurs- actrices de Hautes Écoles, de responsables politiques, etc.
Aux dires des participant-e-s et des personnes rencontrées durant ce processus, la recherche a permis d’analyser la situation existante en Fédération Wallonie- Bruxelles, de la croiser avec les réalités de différents pays et de mettre en évidence l’importance d’avoir une formation qui travaille à la fois les compétences et l’identité professionnelle en reconnaissant la dimension éducative spécifique à l’accueil de l’enfance. La complexité des métiers est, dans ce domaine, insuffisamment reconnue aujourd’hui. Elle nécessite un vrai choix de carrière, la construction et la consolidation de compétences et d’une identité professionnelle dans le cadre d’une formation qui permet une réelle intégration entre des cours approfondis pluridisciplinaires veillant à développer une approche globale de l’enfant et de son développement et des stages dans les différents contextes où il est accueilli (accueil de la petite enfance, accueil temps libre, école maternelle, etc.). Par la création d’une formation supérieure spécifique à l’accueil de l’enfance, la recherche propose des possibilités de progression en complément des formations existantes.
L’analyse est donc posée, les recommandations formulées. Il s’agit que ces pistes prennent forme sur les terrains de la formation initiale et continue, dans les structures d’accueil.
C : Ne faudrait-il pas, pour que la formation initiale évolue, une forme de « révolution culturelle » ? Une transformation culturelle profonde du regard qui est porté sur l’enfant, tant dans l’opinion publique que dans le champ politique ?
FP : Cela avait été évoqué dans la journée de clôture de la recherche. Mais pour qu’elle advienne, il faut qu’un mouvement large porte cette « révolution » et qu’il perdure... Plus de 150 acteurs-clés ont participé à la recherche. Ils pourraient jouer un rôle dans l’amorce de ce mouvement. Certains se sont d’ailleurs engagés sur cette voie : l’association NOE avec la rédaction d’un manifeste à partir des résultats de la recherche et d’une pétition actuellement en ligne (4) ; la Ligue des Familles qui a rédigé un dossier spécial sur la question (« Accueillir : un vrai métier » (5) en ligne sur le site depuis septembre 2017). Ces initiatives contribuent à la transformation culturelle que vous appelez de vos voeux.
La question de la professionnalisation dépasse aujourd’hui le champ de la recherche. Elle gagne à être celle des acteurs et actrices de terrain, des institutions et plus largement du politique. Les recherches démontrent à suffisance que les personnes qui sont mieux formées ont une meilleure qualité d’intervention avec les enfants. A chacun d’en tirer les conséquences à son niveau de responsabilité.
C : Le Pacte pour un Enseignement d’Excellence a-t-il ouvert des portes à l’articulation entre accueil et enseignement ?
FP : Des liens ont été faits dans le Pacte d’Excellence. Des acteurs et actrices de l’accueil de l’Enfance et de l’ONE ont d’ailleurs été associé-e-s à son élaboration dans le groupe de travail consacré à l’école maternelle. Ils soulignent notamment l’importance d’investir dans la maternelle, d’améliorer les conditions d’accueil dès son entrée et de porter une attention particulière à cette première transition dans le système éducatif qui peut se traduire par des liens renforcés avec l’accueil de la petite enfance. Relevons que les enjeux mis en avant pour la maternelle se jouent en fait bien avant. Il s’agit de reconnaître que l’éducation commence dès la naissance !
Concernant la formation initiale pour les professionnel-le-s de l’accueil de l’enfance, nous sommes, à l’heure actuelle en attente d’un positionnement politique. A l’heure où il est question de renforcer la formation des enseignant-e-s, y compris préscolaires, le risque est grand de creuser encore l’écart avec les autres métiers de l’éducation alors que tous les rapports internationaux, notamment de l’OCDE (6), préconisent une harmonisation des qualifications et des conditions de travail entre les professionnel-le-s oeuvrant dans l’éducation et l’accueil des jeunes enfants (EAJE, avant la scolarité obligatoire). En Belgique francophone, nous sommes face à un paradoxe : alors que la FWB été pionnière sur la scène internationale pour définir des orientations éducatives, notamment par la production et la diffusion accompagnée de référentiels psychopédagogiques, elle n’a pas suivi le mouvement dans la mise en place de formations initiales qui permettent d’en acquérir les fondements…
C : Comment faudrait-il renforcer la formation initiale et continue ?
FP : Il faut développer l’approche éducative et renforcer le lien théorie/pratique en veillant à une intégration entre les acquis des cours et ceux des stages. Les projets actuels de tutorat (7) sont un premier pas dans ce sens, mais tant que les formations initiales restent au mieux de niveau professionnel, sans possibilité de progression, on restera limité dans l’approfondissement des notions et l’articulation théorie/pratique qui s’ensuit. Dans la recherche, on voit clairement que la formation des éducateurs-éducatrices Jeunes Enfants en France ou le bachelier en Flandre, en Suède, en Angleterre et même au Québec n’est pas une formation « en chambre ». Les cours et les stages y sont intégrés, articulant théorie/pratique et développant des méthodologies d’analyse des pratiques, des séminaires réflexifs…
Mais la formation initiale n’est pas tout. Elle est nécessaire, mais pas suffisante. Il faut que les conditions de travail dans la suite rendent possible une prise de recul et un approfondissement des acquis : concertation en dehors des enfants, travail d’équipe, co-construction de nouveaux savoirs ajustés aux contextes…
Et la formation continue ne peut avoir de sens que si elle s’appuie sur un socle relativement solide et pérenne, au risque de simplement vouloir pallier en vain aux manques d’une formation de base. De plus, son impact est directement lié aux conditions de travail et aux statuts professionnels. Soulignons ainsi les effets de statuts précaires et de la rotation du personnel dans les lieux d’accueil qui rendent difficile un transfert des acquis de formation sur le terrain.
Autant de pistes à reprendre et à réfléchir avec différents types d’acteurs et actrices (professeur-e-s, professionnel-le-s des lieux d’accueil, ONE, opérateurs de formation…). Le fait que la réglementation des lieux d’accueil fasse l’objet d’une réforme pour le moment est probablement une opportunité. Espérons que la réforme de la formation initiale des enseignant-e-s ne laisse pas en reste celle des professionnel-le‑s de l’accueil de l’enfance si l’on souhaite une qualité de prise en charge des enfants dans les différents contextes éducatifs.
C : Une des difficultés de penser un système global autour de l’enfance n’est-elle pas liée à l’éclatement des compétences et la segmentation des réalités scindant 0-3 ans et 3-12 ans, puis 12-18 ans ?
FP : L’accueil de l’enfance de 0 à 12 ans est une matière complexe qui comporte de nombreuses structures différentes. Pour beaucoup d’acteurs et d’actrices, l’accueil 0-3 ans n’est déjà pas très structuré, le 3-12 encore moins. Pour beaucoup, dont des administrations et des politiques habitué-e-s à traiter des matières plus circonscrites, ce n’est pas nécessairement facile de s’y retrouver.
Il faut arriver à développer une approche globale de l’éducation et de l’accueil de l’enfant, centrée sur son bien-être et bon développement, en dépassant les cloisonnements et barrières institutionnelles historiques. Le processus participatif de la recherche a été une avancée sur ce plan.
C : Certain-e-s considèrent la recherche trop centrée sur la tranche 0-3 ans et auraient souhaité séparer les réalités 3-12 ans des 0-3 ans. Que répondez-vous à ces critiques ?
FP : La recherche a concerné l’accueil des enfants de 0 à 12 ans par les objets traités et le choix des participant- e-s associé-e-s. Il importe de ne pas séparer les secteurs et comme le montrent les résultats, de prendre conscience que les besoins des enfants de 0 à 12 ans gagnent à être pris en compte dans leur continuité d’un âge à l’autre. Prenons juste un exemple : la prise en compte de la « sécurité psychique » n’est pas l’apanage des tout-petits et la « participation » celle des plus grands. Il y a des spécificités de contexte : la manière de garantir une sécurité psychique et de soutenir la participation est bien sûr ajustée. Mais il y a un véritable enjeu à voir la transversalité de l’action éducative dans l’enfance plutôt que cibler un public en particulier. C’est sans doute un élément-clé dans la révolution culturelle à engager.
Il faut aussi savoir qu’il y a là aussi d’autres enjeux de professionnalisation, notamment en termes d’employabilité et de mobilité professionnelle. Ne pourrait-on pas aller vers un système décloisonné ? Dans le système actuel, les personnes bénéficient la plupart du temps d’une formation de courte durée ciblée sur des secteurs précis, sans avoir une vue d’ensemble sur les différents contextes éducatifs où vit l’enfant avec les problèmes de discontinuité dont il risque de faire les frais.
C : Est-ce qu’il n’est pas plus simple de changer son regard sur les enfants au départ des tout jeunes enfants, plutôt que de partir des plus grands ?
FP : Les deux approches sont intéressantes. Comme nous venons de le dire, la sécurité affective va paraître évidente pour les tout-petits, elle est pourtant tout aussi importante pour les 3-12 ans ! Elle est d’autant plus centrale dans l’accueil temps libre où les enfants de moins de six ans sont très nombreux en FWB. Si l’on parle d’émancipation et de participation, on pense plus directement aux enfants de 6 à 12 ans. Mais un bébé qui prend part à un soin n’est-il pas aussi dans cette démarche active et participative ? Je conçois qu’il est difficile de sortir des catégories d’âges qui nous guident souvent à notre insu, mais c’est important pour le développement d’un accueil de qualité de l’enfant.
C : Quel serait votre souhait pour le secteur de l’enfance dans les années à venir, à l’issue de ces importantes recherches ?
FP : Ma trajectoire m’a permis d’apprendre énormément de choses, de prendre la mesure de la complexité du métier d’accueil de l’enfance et de la difficulté d’en acquérir les fondements. Il faut se méfier des choses que l’on croit acquises alors qu’elles restent superficielles. Je travaille aujourd’hui à l’Université de Liège, mais j’ai aussi été conseillère pédagogique à l’ONE durant dix ans. J’ai rencontré beaucoup de personnes qui m’ont inspirée et m’ont appris des notions essentielles, comme Agnès Szanto8 par exemple qui a travaillé avec les CEMÉA. Avec elle, j’ai travaillé sur la liberté de mouvement du jeune enfant dans les lieux d’accueil. Rien n’est jamais acquis, même sur cette notion précise ; il faut toujours remettre la réflexion et la pratique sur le métier et disposer de bases solides dès la formation initiale.
Les recherches ont permis de formuler des recommandations précises, mais elles doivent encore déboucher sur des concrétisations dans la formation initiale et continuée. Elles doivent aussi entraîner des modifications dans l’organisation des lieux d’accueil. La seule question des moyens ne peut être un frein, car il s’agit non pas d’un coût, mais d’un investissement dans l’enfance. Bien sûr, il sera nécessaire de phaser ces transformations, mais il importe dès à présent de fixer un cadre pour continuer à avancer dans la foulée de la démarche participative qui a caractérisé la recherche. L’ONE, en articulation avec les responsables politiques et les acteurs et actrices de terrain, pourra jouer un rôle crucial dans cette perspective.
1 / Cet entretien a été réalisé début 2018. 2 / Faculté de Psychologie, Logopédie et Sciences de l’Éducation, Unité PERF (Professionnalisation en Éducation : Recherche et Formation). 3 / Pour des détails sur le rapport de recherche et les journées de travail : http://www.one.be/actualites-one/details-actualites-one/formations-initiales-dans-le-champ-de-l-enfance-0-12-ans/ 4 / Petite Enfance : Soutenons les conditions d’accueil de qualité ! sur https://www.change.org/p/petite-enfance-soutenonsles-conditions-d-accueil-de-qualit%C3%A9 5 / https://www.laligue.be/association/analyse/2017-09-formation-accueil-0-3-ans 6 / Organisation de Coopération et de Développement Economique. 7 / Notamment développés par l’Association Paritaire pour l’Emploi et la Formation (APEF).