Le bébé, s’il est placé dans des conditions affectives et environnementales satisfaisantes, est capable de développer l’ensemble de sa motricité par sa seule initiative, sans intervention directe de l’adulte.

Une hypothèse comme celle-là peut nous surprendre. Comment un être aussi petit pourrait-il apprendre à se tourner, à ramper, à se mettre debout, à marcher, à s’asseoir,… uniquement par lui-même ?

Les recherches scientifiques dans les domaines de la médecine, de la psychologie, des neurosciences, de la pédopsychiatrie ou de la pédagogie ont démontré de nombreux éléments permettant de comprendre, de plus en plus finement, ce que vit le bébé. On sait donc aujourd’hui que le tout-petit est un être compétent, au sens de quelqu’un capable de mobiliser toutes ses ressources, ce qui change radicalement de la conception selon laquelle le bébé naîtrait « vide », prêt à ce que l’adulte le « remplisse ».

Parmi ces nombreuses recherches, celles de la pédiatre Emmi Pikler se sont montrées particulièrement inédites, mettant en évidence l’harmonie des gestes du bébé, de ses postures, de ses mouvements. Le bébé décrit par Pikler est un enfant apaisé mais vif et curieux, qui dévoile une impressionnante palette de compétences à l’adulte qui le regarde.

Les recherches pédagogiques, et particulièrement celles du courant de l’Education Nouvelle, ont également permis d’éclairer les capacités des plus petits, notamment grâce à la liberté et à l’indépendance qui leur est laissée dans ce type d’approche éducative. Les textes de Maria Montessori, d’Anna Tardos, de Myriam David et de Geneviève Appell nous en témoignent magnifiquement.

Croisons les regards de ces quelques acteurs clés de la recherche scientifique et pédagogique en petite enfance, et mettons en lumière, à travers quelques extraits de leurs écrits, une autre façon de regarder le bébé, de s’étonner devant sa concentration et son sérieux lorsque, si petit soit-il, son corps est en mouvement.

Ce bébé qui naît…

Il y a presque trois siècles, Jean-Jacques Rousseau parlait lui aussi (à sa manière) de l’importance de la liberté laissée au mouvement, et plus globalement, au corps de l’enfant.

L’enfant nouveau-né a besoin d’étendre et de mouvoir ses membres, pour les tirer de l’engourdissement où, rassemblés en un peloton, ils ont resté si longtemps. On les étend, il est vrai, mais on les empêche de se mouvoir ; on assujettit la tête même par des têtières : il semble qu’on a peur qu’il n’ait l’air d’être en vie. (…) L’enfant fait continuellement des efforts inutiles qui épuisent ses forces ou retardent leur progrès. Il était moins à l’étroit, moins gêné, moins comprimé dans l’amnios qu’il n’est dans ses langes ; je ne vois pas ce qu’il a gagné de naître. (Jean- Jacques Rousseau, 1762)

Si cette réalité d’un bébé emmailloté, serré dans un linge jusqu’à ne plus pouvoir bouger, est aujourd’hui révolue, si le nouveau-né est placé sur le ventre de sa mère, s’il est plus libre qu’autrefois, il nous faut néanmoins réfléchir aux conditions dans lesquelles nous accueillons le bébé, ainsi qu’à l’importance que nous donnons à son corps.

L’une des conditions qui permet à l’enfant de mener son activité motrice est la position dans laquelle son corps est placé. Poser le bébé sur le dos, sur une surface plane et suffisamment large, lui permet non seulement de ne pas être à l’étroit, coincé, gêné (comme il pourrait l’être dans un relax, un Maxi Cosy ou un trotteur) mais le place dans une position qui ne contre pas ses mouvements. Ainsi le bébé, libre de bouger, pourra s’adonner à des expériences motrices fortifiantes, qui le conforteront dans une image positive de lui-même et de son corps.

Et c’est bien de cela qu’il s’agit. Au-delà de son développement moteur, l’activité corporelle menée de manière autonome par l’enfant est une somme de réussites pour lui : franchir chaque jour une étape supplémentaire, le faire seul, le réussir et s’en voir féliciter non seulement par le regard bienveillant et émerveillé de l’adulte qui l’observe mais surtout par toute la confiance que cela lui donne en lui et en son corps.

On peut imaginer à quel point ce petit, si petit enfant, cultive alors une image positive de lui-même, de ce qu’il peut et sait faire. L’éducation de l’enfant n’a-t-elle pas avant tout pour objectif d’accompagner chaque enfant à révéler ses potentialités : et comment le faire mieux qu’en permettant à chacun d’asseoir une estime de lui-même solide et durable.

On regarde toujours avec émotion un enfant de 2 à 3 mois lorsqu’il observe ses petites mains, sans se lasser, pendant de longues minutes, parfois pendant des quart d’heures. Pouvons-nous imaginer, nous adultes, ce qu’il regarde si longtemps sur sa main ? Dans les premiers temps, il s’efforce de garder sa main dans son champ visuel. Plus tard, il apprendra à l’orienter dans différents sens, puis à la toucher, à attraper l’une de ses mains avec l’autre et à la tenir pour « ne pas la perdre ». Un peu plus tard, il observera les mouvements de son poignet et à la fin, il fera connaissance avec ses doigts. Que d’attention soutenue, que de persévérance pour connaître sa propre main et en avoir le contrôle ! (Anna Tardos, 1977)

Ce bébé qui bouge…

Comme l’observation de ce bébé qui explore sa main le montre, le temps de la découverte est un temps nécessaire : chaque seconde – et chaque expérience que celle-ci permet – a son importance, autant que la précédente et que la suivante. Que l’enfant touche, frôle, pousse, tire, reste immobile, gesticule à nouveau, babille, fixe du regard, effleure, mordille,… cette étape a toute son importance dans son développement. Laisser le temps au bébé d’essayer, de réessayer, de tendre progressivement vers un but et de, progressivement aussi, se donner les moyens de le réaliser.

L’assise psychique et corporelle que ces multiples temps d’activité permet à l’enfant d’acquérir a une valeur tellement plus immense que d’être le premier « à », le premier « qui ». A une époque où l’on presse les enfants à « devenir », où l’on médicamente ceux qui « ne sont pas » ou qui « en font trop », les choses peuvent être posées autrement : ces enfants que l’on nomme hyperactifs à tout va, que l’on cherche à calmer, à protéger parfois, n’auraient probablement pas à être étiquetés comme tels s’ils avaient expérimenté une activité paisible, sans pression, sans oppression.

« Il est en train de se fortifier le dos », s’émerveillent les adultes devant l’enfant qu’ils ont mis à plat ventre sur le tapis d’éveil. C’est l’impression qu’il donne peut-être : il se cambre pour avoir la tête dressée, relâche brutalement la tension, enfouit son visage, recommence, une fois, deux fois. La troisième, il se mettra à pleurer d’impuissance, de fatigue et d’inconfort tout simplement. (…) De la naissance jusqu’à plusieurs mois, le nourrisson a une hypotonie axiale : son dos est doumou, ses muscles ne sont pas toniques. Il ne peut prendre appui sur ses poignets dont l’ossification n’est pas mature. (Anna Pinelli, 2004)

L’hypothèse d’Emmi Pikler, pédiatre de formation, constitue une prévention merveilleuse à l’hyper-attention, l’hyper-activité, et leur lot d’hyper-stimulation. Le processus est simple (et pourtant si complexe à la fois) : placer l’enfant dans des conditions favorables au développement de son aisance motrice, d’une part, et dans des situations possibles pour lui, d’autre part. Afin qu’il vive le moins d’échec possible, et que son corps soit empreint – pour sa vie entière – d’expériences profondément positives.

Bien souvent, le bébé est touché comme si son corps ne lui appartenait pas. On l’attrape brusquement, sans le prévenir, pour le jeter en l’air en mimant l’avion, on le passe de bras en bras pour s’exclamer comme il est mignon. Le bébé est secoué, agité, comme un poupon, ou plutôt comme une poupée. Ses bras et ses jambes sont manipulés rapidement, sèchement. Il lui est rarement demandé si ces gestes lui conviennent. Il est alors bien considéré comme un objet.

Le nouveau-né peut se crisper ou se détendre au touché de la main de l’adulte ; il tressaille ou se blottit contre la main lorsqu’on le prend dans les bras ; ainsi, il signale si le touché lui est agréable ou non. On peut le toucher et le prendre de manière telle que ses muscles ne se crispent pas ou qu’il ne résiste pas, par exemple lorsqu’on veut lui nettoyer les plis du cou et des membres. (Emmi Pikler, 1979)

En supposant qu’il n’a pas la capacité de savoir ce qui est bon pour lui, ce qui le dérange, ce qui lui fait du bien, et plus globalement, ce dont il a besoin, on ne permet pas au bébé d’apprendre à le savoir. Si ce sont les adultes qui agissent sur le corps de l’enfant, il ne peut apprendre à le maîtriser par lui-même.

Ce bébé qui grandit…

On prétend que les enfants en liberté pourraient prendre de mauvaises situations, et se donner des mouvements capables de nuire à la bonne conformation de leurs membres. C’est là un de ces vains raisonnements de notre fausse sagesse, et que jamais aucune expérience n’a confirmés. De cette multitude d’enfants qui, chez des peuples plus sensés que nous, sont nourris dans toute la liberté de leurs membres, on n’en voit pas un seul qui se blesse ni s’estropie ; ils ne sauraient donner à leurs mouvements la force qui peut les rendre dangereux ; et quand ils prennent une situation violente, la douleur les avertit bientôt d’en changer. (Jean- Jacques Rousseau, 1762)

Il est très étonnant d’observer un bébé de quelques mois lorsqu’il bouge en toute liberté, installé dans son parc, à quelques mètres de ses parents : au fur et à mesure des minutes qui passent, ses gestes sont plus précis, comme s’il prenait peu à peu conscience de son action.

Les enfants semblent avoir la sensation de leur croissance intérieure, la conscience des acquisitions qu’ils font en se développant eux-mêmes. Ils manifestent extérieurement, par une expression de joie, le fait supérieur qui s’est produit en eux. (…) Cette prise de conscience toujours croissante favorise la maturité. Si l’on donne à un enfant le sentiment de sa propre valeur, il se sent libre et son travail ne lui pèse plus. (Maria Montessori, 1966)

Maria Montessori s’est intéressée à la liberté, comme une valeur centrale de l’éducation. L’un des principes de sa pédagogie est celui d’activité indépendante. Pour elle, l’individu doit être au centre de ses apprentissages et de tout ce qu’il accomplit, et c’est par la liberté dont il dispose que l’enfant s’épanouit dans son activité.

Le premier pas de l’éducation est de pourvoir l’enfant d’un milieu qui lui permette de développer les fonctions à lui assignées par la nature. Cela ne signifie pas que nous devions le contenter et lui permettre de faire tout ce qu’il lui plaît, mais nous disposer à collaborer avec l’ordre de la nature, avec une de ses lois, qui veut que ce développement s’effectue par les expériences propres de l’enfant. (Maria Montessori, 1972)

L’adulte n’est pas absent de ce que Montessori appelle l’activité indépendante. Ce sur quoi elle insiste, au même titre qu’Emmi Pikler, c’est sur le fait que son action ne soit pas directe. L’adulte réunit toutes les conditions favorables aux expérimentations du bébé : il l’observe, aménage l’espace en fonction de ses découvertes. L’adulte n’est ni stimulant, ni absent : c’est un adulte discret.

[C’est à travers l’activité autonome] que se développent des attitudes d’hommes adultes, créatifs et responsables. (…) Pour que l’activité soit ainsi investie, il faut qu’encore et toujours elle naisse de l’enfant lui-même dans une sorte d’auto-induction sans cesse renforcée par le résultat obtenu. C’est pourquoi toute la vie des enfants est étudiée pour leur laisser une totale liberté de mouvements dans toutes les situations où ils se trouvent, tout en les protégeant des dangers. Dans cette liberté, l’adulte n’intervient pas de façon directe. En quelque sorte, dans ce domaine moteur, il n’impose ni sa stimulation, ni son enseignement, ni son aide, qui rendraient l’enfant passif et dépendant de lui. (Myriam David et Geneviève Appell, 1973)

Grâce à ses multiples expériences, l’enfant apprend à se connaître, à maîtriser son corps et ses mouvements. Il connaît ses limites, il découvre petit à petit ce qui est bon pour lui, ce dont il a envie ou besoin. Il sait que l’adulte est là pour lui, qu’il assure son bien-être, qu’il le regarde avec bienveillance et émerveillement. Il lui fait confiance, mais il se fait confiance à lui-même aussi.

[L’adulte] stimule constamment cette activité motrice de façon indirecte et ceci de trois façons. Par la progression des situations dans lesquelles il place l’enfant et la diversité du matériel mis à sa portée en fonction de ses goûts et possibilités. Par le respect du rythme des acquisitions motrices de chaque enfant. Sauf retard important, peu importe l’âge auquel ont lieu les acquisitions. Ce qui compte c’est que chacune procède de la précédente, ne s’implantant que lorsque cette dernière est bien acquise et forme une base solide qui donne à l’enfant une réelle maîtrise et lui permette d’aller de l’avant en toute sécurité et sans crainte. C’est pourquoi un enfant n’est jamais mis dans une situation dont il n’a pas encore le contrôle par lui-même. Par exemple, il n’est jamais assis tant qu’il ne s’assied pas seul. Par un commentaire verbal qui, de temps à autre, reconnaît le succès de l’enfant et l’aide à prendre conscience de ces accomplissements. Donc la stimulation à l’activité existe mais elle passe par des chemins rarement utilisés spontanément par les adultes : non interférence active mais richesse d’un environnement approprié et protégé, respect du rythme comme base de maîtrise et de sécurité, intérêt de l’adulte exprimé discrètement mais très réellement, à distance. (Myriam David et Geneviève Appell, 1973)

Ce bébé qui (se) construit…

Laisser l’enfant libre de mener sa propre activité nécessite forcément, pour l’adulte, d’envisager son rôle autrement : il n’est pas le manuel qui indique à l’enfant les étapes à suivre pour se construire, mais il place le cadre sécurisant, confiant et bienveillant dans lequel l’enfant peut expérimenter tranquillement toutes les possibilités de sa construction. Une telle considération nécessite un certain lâcher prise. Cette nécessaire distance de l’adulte doit permettre à l’enfant de se construire une image de lui-même comme un être doué d’intelligence.

Laisser l’enfant se développer dans une grande liberté d’agir, c’est lui apprendre qu’il a son mot à dire dans ce qui le concerne. Si l’enfant est contraint à suivre ce que l’adulte considère comme bon pour lui depuis sa plus tendre enfance, il ne pourra prendre conscience de sa capacité à influencer son environnement.

Ces nombreuses réflexions nous le montrent : développer une harmonie corporelle, des os solides, une assise stable, n’est pas juste affaire de mouvement. Le corps est le témoin de toute la confiance que l’on porte en soi. Laisser à l’enfant la possibilité de ces expériences multiples, c’est lui apprendre à construire cette solidité, cette stabilité. C’est reconnaître sa capacité de savoir, mieux que quiconque, ce qui est bon pour lui.


Sources : DAVID Myriam et APPELL Geneviève (1978). Lóczy ou le maternage insolite, Editions du Scarabée. MONTESSORI Maria (1966). De l’enfance à l’adolescence, in ROHRS Hermann (1994). Maria Montessori (1870-1952), Perspectives : revue trimestrielle d’éducation comparée, vol. XXIV, n°1-2. MONTESSORI Maria (1972). L’enfant créatif, in ROHRS Hermann (1994). Maria Montessori (1870-1952), Perspectives : revue trimestrielle d’éducation comparée, vol. XXIV, n°1-2. PIKLER Emmi (1978). Se mouvoir en liberté dès le premier âge, le développement moteur autonome des enfants du premier âge, Presses Universitaires de France. PINELLI Anna (2004). Porter le bébé vers son autonomie, Collection 1001 BB, Editions Eres. ROUSSEAU Jean-Jacques (1762). L’Emile ou de l’éducation. TARDOS Anna (1977). Une vie active, l’activité de l’enfant de 2 mois à 3 ans, in Vers l’Education Nouvelle, Revue des Centres d’Entraînement aux Méthodes d’Education Active, n°311.
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