Tout d’abord, choisissons d’être d’accord avec celle-ci. « C’est bien parce que je n’ai rien à cacher que je ne désire pas que l’on collectionne mes données personnelles ». Parce que j’ai un casier judiciaire vierge, que je n’ai pas un paquet d’amendes de roulage en attente de paiement, que je suis respectueux-se de la quiétude de mes voisin-e-s et que je ne torture pas mon animal de compagnie, que je ne suis pas un-e haineux-se des réseaux sociaux, cela autoriserait qui que ce soit à collecter des données sur mes faits et gestes pour me « profiler numériquement » ? Mais je ne suis rien de tout cela. Les lois me protègent contre les abus d’une police ou d’un appareil judiciaire et ceci depuis bien longtemps parce qu’elles protègent le-la citoyen-ne respectueux-se du bien commun que je suis. Pourquoi devrais-je dès lors, parce que je n’ai rien de grave à cacher, ne pas me préoccuper de l’intrusion des courtiers de données dans ma sphère privée ? Même si je n’ai « rien à cacher » est-ce que j’accepterais que la police vienne visiter mes armoires quotidiennement pour voir ce que j’y dépose alors qu’effectivement « je n’ai rien à me reprocher » ?

Dans cette phrase « Moi, je n’ai rien à cacher », il y a une notion de quantité de données. Effectivement, cela m’importe peu qu’un data broker (une société qui n’existe que par la récolte et la vente de nos données personnelles) sache qu’aujourd’hui, je suis passé-e dans mon magasin de bricolage préféré, que pourrait-il faire de cette info ? Je suis déjà un peu moins d’accord qu’il sache que je suis passé-e chez mon oncologue ou qu’il connaisse les médicaments que je viens d’acheter à la pharmacie, mais là n’est pas la véritable difficulté. Chaque donnée individuellement ne me définit pas, ne peut donner le droit de m’influencer. C’est l’ensemble des données collectées qui fait qu’il y a peut-être quelque chose à cacher. En 2019, un chercheur américain avait démontré que son nouveau portable androïde avait envoyé pas moins de 11 Mo de données en 24h d’utilisation, ses trajets, ses messages, ses recherches, ses mails… 11 Mo, ça en fait des pages de texte vous concernant ! N’y a-t-il pas dans tout cela quelque chose que vous aimeriez garder pour vous ? Votre état de santé via les infos de votre pèse-personne connecté ou votre dernière non-performance de jogging, cette série que vous dévorez sans trop l’assumer...

Et puis dans notre vie « réelle », dans notre maison, comme dans notre lieu de travail, nous gardons tous et toutes certaines choses sous clés, secrètes. Nous rangeons tous et toutes certains papiers dans un classeur, une boîte que nous sommes seul-e-s à consulter, nos extraits bancaires, nos données médicales, parfois nos notes perso, notre journal intime… Pourquoi tout, dans un monde numérique devrait-il faire partie du « rien à cacher » ? Le disque dur de mon ordinateur a le même rôle que ce classeur, que cette boîte, ce tiroir... celui de garder des choses pour moi, même si je n’ai rien à cacher !

En outre, dans cette phrase « Moi, je n’ai rien à cacher », il y a aussi une notion qui est totalement absente… celle du temps. Ce n’est pas parce qu’aujourd’hui, cette donnée n’a aucun intérêt que dans l’avenir vous n’auriez pas préféré la cacher. Un petit exemple, le bulletin catastrophique de votre adolescent-e, pourquoi ne pourrait-il pas être présent dans un dossier scolaire numérique global… Tout simplement parce qu’un tel fichier, les recruteur-euse-s dans dix ans seront prêts à payer très cher pour savoir que son-sa titulaire le qualifiait de « rétif à l’autorité ». Certain-e-s utilisent déjà Facebook comme une source d’infos pour décider qui engager du candidat A ou B, mais s’ils-elles pouvaient avoir recours à l’entièreté de votre parcours scolaire depuis la maternelle, de l’avis de chacun-e de vos enseignant-e-s, quelle aubaine ! Autre info qui n’a aujourd’hui pas d’importance, hier vous avez partagé un post sur votre réseau social favori en faveur d’une régularisation des personnes sans-papiers… demain, dans 10 ans, dans 15 ans… un autre gouvernement d’extrême droite se met en place, cette info anodine le sera-t-elle encore ?

Nous pouvons aussi nous questionner sur la liberté d’expression. Dans un monde où chaque photo, chaque phrase écrite, chaque déplacement que nous effectuons, chaque like que nous posons, chaque mail que nous rédigeons sont enregistrés, archivés et peuvent potentiellement faire le tour du monde en quelques secondes, peut-on encore penser et agir librement ? Consciemment ou inconsciemment, ne sommes nous pas déjà en train d’éviter certains échanges, certains partages ? Si je me sens écouté-e, tracé-e ou surveillé-e, vais-je me sentir libre à 100 % de mes actes, de mes communications, de mes prises de position ?

Prenons enfin le contre-pied de cette fameuse affirmation : si je n’ai rien à cacher, ce n’est pas forcément le cas de tout le monde. La phrase « Moi, j’ai rien à cacher » peut donc s’avérer une phrase très individualiste, car elle autorise de la sorte nos applications à collecter nos données sans restriction. Que ce soit pour des raisons ou informations de santé, de parcours hors convention, de situations économiques ou d’actions et positionnements politiques… Autour ne nous, il y a plein de personnes qui ne souhaitent pas que tout soit exposé ou accessible, aujourd’hui ou demain. Nous en parlions dans notre dernière émission avec les membres de Technopolice, accepter le suivi de nos informations ne peut pas être pris comme une question individuelle. La parade à cette surveillance passe par l’utilisation de logiciels libres et d’applications décentralisées et surtout les outils de cryptages. Mais si seul-e-s les journalistes, les militant-e-s (et toutes personnes sensibles) utilisaient ce type d’outils, leurs seuls usages permettraient de les cibler. Car message crypté voudrait dès lors automatiquement dire informations sensibles. Le cryptage n’a de sens que si nous l’utilisons toutes et tous. C’est collectivement que nous protégerons nos libertés et nos espaces de libertés. En arrêtant de nous dire que nous n’avons rien à cacher.

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Photo : Pixabay