Imaginons un petit garçon de deux ans, durant une journée à la crèche, qui joue avec une petite balle en mousse. Il la passe d’une main à l’autre, la jette au sol, l’écrase contre son ventre. Non loin de lui se trouve un module d’une hauteur d’un mètre environ, composé d’une échelle, d’une passerelle, de quelques marches et d’un plan incliné, permettant aux enfants d’expérimenter mouvements, postures et déplacements divers. L’enfant grimpe sur ce module, à l’aide de l’échelle, tenant toujours la balle dans sa main gauche. Une fois en hauteur, il fait rouler cette balle le long de la passerelle sur laquelle il est assis, la fait glisser sur le plan incliné, descend la rechercher et remonte. Ses expérimentations durent quelques minutes. La puéricultrice passe alors près du module et constate que l’enfant, debout sur la passerelle, joue avec cette balle. Elle s’adresse à lui : « Tu ne peux pas monter avec une balle sur le module. C’est interdit, c’est dangereux ! »

Plusieurs scénarios sont alors possibles. Nous pouvons imaginer que cet enfant, encore très jeune, exprime de l’incompréhension face à la réaction de l’adulte, semblant ne pas saisir le sens de la règle. Nous pouvons également envisager que l’enfant, connaissant la règle, manifeste – à travers son regard, ses mimiques, son attitude – une certaine culpabilité face à son acte et descende poser la balle sur le sol, avant de remonter sur le module les mains vides. L’enfant pourrait aussi choisir de quitter le module pour descendre jouer à la balle dans la pièce. Nous pouvons aussi imaginer que cet enfant ne soit pas d’accord avec l’adulte et l’exprime en continuant à jouer avec la petite balle en haut du module ; cette dernière possibilité peut s’accompagner de l’expression de son opposition face à la règle qui lui est adressée.

La question des règles et des limites est très présente dans la tête des professionnel-le-s de la petite enfance, car elle ne concerne pas uniquement l’enfant mais touche également l’adulte de très près : lorsqu’un-e enfant « désobéit », transgresse la règle, il peut être difficile pour l’adulte de prendre distance par rapport à son propre ressenti et de réagir avec le recul nécessaire pour envisager l’acte de l’enfant sans son impact émotionnel. Et si l’adulte est pris-e par ses propres émotions, comment peut-il-elle réagir posément face à un-e enfant surpris-e, fâché-e ou culpabilisé-e par son acte ? Comment l’adulte peut-il-elle mettre des mots sur le vécu de l’enfant ou ses émotions et comment peut-il-elle décider calmement des conséquences de la transgression ?

Mettre en place un cadre, des règles et s’évertuer à les faire respecter, revient en réalité à placer l’enfant face à une norme. Selon le dictionnaire Larousse, la socialisation est le processus par lequel l’enfant intériorise les divers éléments de la culture environnante (valeurs, normes, codes symboliques et règles de conduite) et s’intègre dans la vie sociale. L’enfant est alors comme « apprenti » des comportements sociaux admis. Car si les normes transmettent les valeurs morales véhiculées dans le groupe social auquel l’enfant appartient, elles placent également, implicitement, les limites nécessaires au bien-être de chacun-e, dans les interactions entre individus.

De manière naturelle, l’enfant tente constamment d’assouvir ses besoins et ses envies sans forcément penser à ce qui se passe pour l’autre. On peut facilement imaginer ce qui se passerait si l’on mettait un groupe d’enfants dans une pièce, sans adulte, et ce dès le plus jeune âge. Les comportements des un‑e‑s empêcheraient les autres d’arriver à assouvir leurs besoins et envies et inversement. Cela semble une évidence. Et pourtant, on attribue en général très tôt à l’enfant une capacité de jouer avec les autres de manière sereine, de partager ses jouets, d’intégrer l’autre dans ses jeux... comme si la socialisation était une conséquence de la vie en collectivité. Alors que le fait que « tout se passe bien » pour un groupe d’enfants en bas âge est plutôt une conséquence d’une prise en charge individuelle de chaque enfant. C’est donc l’individualisation qui permet à l’enfant de cheminer dans la prise de conscience de sa propre personne et d’aller vers le monde extérieur de manière sereine. Chaque enfant doit d’abord pouvoir vivre des choses pour lui-pour elle en lien direct avec un-e adulte qui le-la connaît bien, qui lui renvoie des choses le-la concernant, qui lui explique ce qui se passe pour lui pour elle et qui lui parle de ce qu’il ou elle vit dans cette collectivité.

La socialisation est en fait un processus qui comporte deux étapes. La socialisation primaire permet à l’enfant de prendre conscience de sa propre personne (qui il ou elle est, ce qu’il-elle aime et n’aime pas, etc). Dans un deuxième temps, la socialisation secondaire permet à l’enfant, une fois en paix avec lui-elle-même, de se tourner vers l’autre et d’interagir avec lui-elle de manière adéquate, en respectant de surcroît des règles de vie inhérentes au groupe dont il ou elle fait partie.

Le processus de socialisation primaire (de 0 à 3 ou 4 ans)

La socialisation primaire est le processus d’intégration des règles et d’émergence du moi, de l’individualité de l’enfant. Il s’enracine dans la relation que le bébé crée avec les adultes maternant-e-s (au départ, les parents), s’appuyant sur la manière dont l’adulte s’y prend pour que l’enfant se sente exister comme quelqu’un d’unique. Il s’agit d’un processus psychique qui permet de prendre conscience de soi en relation avec l’autre. Dans ces premières expériences sociales, l’enfant conscientise qu’il-elle existe pour l’autre (il-elle est touché-e avec douceur, on lui parle avec respect, etc.) et cela lui donne une représentation de la façon de se comporter avec l’autre. Il y a là un double mouvement d’imprégnation et d’identification.

Au départ, le bébé ne peut exister qu’à travers l’autre. C’est donc parce que son parent (ou un-e adulte maternant-e) lui parle qu’il semble répondre et parce que cet-te adulte interprète sa réponse que le dialogue se prolonge. Le bébé a envie d’entrer en relation avec l’adulte parce qu’il est attaché à celui ou à celle qui prend soin de lui et qu’il retire une certaine satisfaction de ces rencontres. Si les réponses de l’adulte sont régulières et de qualité, l’enfant se sent progressivement en sécurité affective.

Durant cette première phase, le jeune enfant expérimente les premières règles, il en discute les limites, il en négocie les termes. Ces expériences lui sont permises par la sécurité affective qui y est liée : l’enfant ne risque pas de perdre l’amour ou la reconnaissance de ses parents et il ou elle peut se permettre de ne pas leur obéir immédiatement, sans craindre de les perdre (jeu d’influences mutuelles dans lequel le bébé est un partenaire de l’échange et les parents sont transformés par ce bébé, car la négociation est possible). Au sein de cette socialisation primaire, l’enfant comprend qu’il-elle peut agir sur la relation. Il-elle doit pouvoir tenter de négocier et sentir que lui aussi-elle aussi a une influence sur les événements. L’enfant s’imprègne de cette façon d’être avec l’autre et l’utilise en modèle pour aller vers lui.

Le processus de socialisation secondaire (à partir de 3 ou 4 ans)

Nous l’avons vu dans le point précédent : la socialisation ne se limite pas aux règles sociales. C’est dans le contact avec l’adulte que l’enfant intériorise les valeurs et les normes sociales. Fort-e de ces expériences, il ou elle peut entrer plus sereinement dans la période dite de socialisation secondaire. Cette deuxième phase du processus positionne l’enfant comme membre d’un groupe dont il-elle doit respecter les règles inhérentes à son bon fonctionnement. Pour pouvoir supporter ces règles souvent très strictes, avec peu, voire pas de place pour la négociation, il faut être tranquille avec les règles. Une conscience de soi forte (acquise lors de la socialisation primaire) lui permettra donc de ne pas se sentir menacé-e dans son identité. « C’est grâce à la première expérience des règles et des limites négociées, discutées et qui gardent leur souplesse, que l’enfant peut accepter les règles collectives sans se perdre lui-même. » (A. Tardos) (1)

Durant cette période de socialisation secondaire, les relations entre enfants prennent une place de plus en plus importante : ils-elles jouent ensemble, discutent, se confrontent les un-e-s aux autres. Ainsi, dans les derniers mois de la crèche et ensuite, surtout durant l’enseignement préscolaire, l’enfant apprend à partager les jouets, le matériel, mais également l’attention de l’adulte. Ce processus n’est pas naturel, il nécessite un véritable apprentissage et demande un effort à l’enfant. « Aux environs de 4 ou 5 ans - période caractérisée à la fois par l’affirmation de soi et par le conflit oedipien (2), l’enfant est encore trop immature pour supporter très longtemps le partage de l’attention de l’adulte avec un groupe, l’immobilité « obligée » et la participation à des jeux codifiés selon des règles strictes. » (Mauvais, 2004). C’est seulement vers 7 ou 8 ans que l’enfant est prêt-e à accepter un cadre plus précis, plus contraignant.

Le cas particulier des milieux d’accueil

Dans une grande partie des cas, ce processus de socialisation primaire a lieu conjointement à la maison avec les parents et dans le lieu collectif d’accueil. Et c’est bien là toute la complexité de l’accueil des touts-petits : parvenir à protéger leur construction individuelle dans un lieu collectif, « leur permettre d’être en paix avec eux-mêmes et de vivre paisiblement avec les autres » (3) à un âge où ils n’ont pas encore pleinement conscience que cet autre a des émotions, des sentiments. La mission de ces lieux d’accueil éducatifs est donc délicate puisqu’il s’agit d’accompagner l’enfant dans la transition d’une vie centrée sur lui-elle même et sur sa famille vers une vie collective où le groupe et ses habitudes prennent le pas sur l’individualisation.

Les règles de vie mises en place à la crèche sont donc les premières auxquelles l’enfant se retrouve confronté-e après celles de la maison. « Trois conditions peuvent permettre à l’enfant de vivre cette phase de socialisation primaire au sein de la crèche : l’établissement d’une relation personnalisée entre l’enfant et l’adulte qui s’en occupe, le respect et la sécurité dans lesquels l’enfant est accueilli et enfin, l’attitude de soutien de la part de l’adulte dans des situations où l’enfant rencontre une limite qu’il ne peut dépasser » (4).

Ainsi, imaginons un bébé de quelques mois, nourri dans les bras de sa puéricultrice. Celui-ci connaît la voix de cette adulte, la position dans laquelle elle a l’habitude de le nourrir, le déroulement du repas, il sait où se situe la chaise dans laquelle il-elle sont installé-e-s et sait où se trouvent les autres enfants de son groupe à cet instant. Il sait quel-le enfant a été nourri-e avant lui et qui le sera juste après. Ces conditions lui garantissent la sécurité nécessaire pour être détendu et disponible pendant toute la durée du repas. Il peut ainsi se concentrer sur le regard de l’adulte, sur ses gestes et ses paroles et tente, progressivement, d’y répondre. Alors qu’il a intégré le fonctionnement et les habitudes liés au repas, l’enfant y participe de plus en plus activement : il peut anticiper la position dans laquelle se mettre pour boire le biberon, tenir le verre d’eau de ses deux mains sans l’aide de l’adulte. Les règles liées au repas lui sont expliquées peu à peu, lui permettant plus tard de manger avec la cuillère, de se laver les mains avant le repas, etc.

La hiérarchisation des règles

C’est à travers cet accompagnement bienveillant de l’adulte que le tout-petit comprend progressivement les comportements acceptés au sein de la collectivité, qu’il les intériorise et qu’il peut ainsi développer des aptitudes à vivre en société.

La vie en collectivité est très difficile à appréhender par un tout-petit. Et bien souvent, on a beaucoup trop d’attentes envers lui et on oublie souvent qu’il est incapable de gérer toutes ces attentes, à un stade où il ne se connait pas lui-même et où il n’entrevoit bien souvent aucun bénéfice à vivre avec d’autres enfants. Un enfant de moins de trois ans ne peut supporter un trop grand nombre d’injonctions différentes. Il s’agit dès lors de les limiter de sorte à ne pas confronter l’enfant à trop d’interdits qu’il ne pourra pas gérer.

Il faut également distinguer les règles des attitudes souhaitées qui, elles, sont guidées par des valeurs. Ainsi, on peut classer les règles en trois types : « les règles rouges sont les plus importantes et les plus rares également. Elles ne se discutent pas. Parfois, elles sont liées à un danger pour l’enfant lui-même ou un autre (comme par exemple frapper un autre enfant violemment). (…) Les règles roses sont les plus nombreuses. Ce sont celles sur lesquelles se fait l’apprentissage actif de la socialisation. Se baigner le soir est une règle rose. Se laver les mains avant de manger également. (…) Il reste les orientations bleues. Ces orientations émanent de l’attitude même et du mode de vie des parents ou éducateurs. Elles sont transmises de façon très subtile et non pas édictées comme des règles. L’enfant en prend conscience en regardant vivre son entourage et en ressentant son soutien ou sa désapprobation face à certains de ses choix. L’identification joue un grand rôle dans leur transmission. Parmi ces orientations bleues, on trouvera par exemple : manger progressivement seul, en se servant d’une cuillère (…) ; être attentif aux autres ; partager ses jouets (...) » (5)

L’acquisition de l’autonomie

En grandissant, l’enfant acquiert la maîtrise de son environnement. Les règles structurent cet environnement et participent au développement de son autonomie.

L’autonomie du tout petit se construit dès la naissance, à condition que celui-ci soit placé dans la position de pouvoir faire des choix, de prendre des décisions, d’être systématiquement considéré comme un être conscient de ce qu’il vit, de ce qui le concerne. Pour l’enfant, cheminer vers l’autonomie consiste à prendre distance de la pensée d’autrui pour se construire ses propres modèles de réflexion et d’action. Néanmoins, ce modèle – aussi personnel soit-il – ne se construit pas sans référence à ceux qui lui auront été transmis. L’enjeu de l’éducation réside, justement, dans la transmission non pas de modèles de vie ou de pensée, mais bien dans l’accompagnement de la construction d’une conscience de pensée et d’action. Si elles sont établies solidement et restent constantes, les règles agissent dans ce sens ; elles posent le cadre de vie de l’enfant, la structurent, mais ne la dictent pas.

L’expérimentation de la règle

Entre deux et sept ans, l’enfant vit une période riche d’expériences : il ou elle entre en relation avec autrui (enfant comme adulte), quitte la chaleur de la famille pour se construire de nouveaux repères, à la crèche ou à l’école notamment. Son langage est en plein développement ainsi que sa capacité à symboliser, à s’identifier à l’autre. Il-elle construit peu à peu un système de valeurs qu’il-elle hiérarchise, ce qui l’amène à juger de ce qu’il convient de faire ou non, de la manière dont il est socialement admis de se comporter.

Toutefois, si l’enfant construit ce rapport personnel au monde qui l’entoure et comprend peu à peu le cadre qui délimite ses actions, il lui arrive de le dépasser, d’aller outre ces conventions. L’une des explications possible de la transgression par le jeune enfant est son besoin d’expérimentation. En effet, il a besoin d’expérimenter la règle de manière physique. Comme ce dernier n’a pas encore complètement développé son langage et n’a pas encore acquis l’entière capacité de symboliser, il a besoin de se représenter la règle en tant qu’objet du monde sensible et, en quelque sorte, de la manipuler (comme il manipule des objets).

Ensuite, l’enfant cherche à vérifier la manière dont l’adulte va réagir. Si l’enfant se retrouve systématiquement confronté-e à la même réaction de l’adulte – ou des adultes – quel que soit le contexte de la transgression, il ne lui sera plus nécessaire de vérifier si cette réaction est constante. Ainsi, l’une des conditions que nous pouvons poser à l’instauration des règles est celle du lien continu de confiance qui se construit entre l’enfant et l’adulte qui prend soin de lui ou d’elle. Le jeune enfant doit pouvoir évoluer sans la crainte de perdre la reconnaissance de l’adulte. Le lien qui se tisse entre eux est donc fondamental pour qu’à la fois, l’adulte puisse poser les règles nécessaires à la vie du groupe et que l’enfant, de son côté, puisse expérimenter son rapport à ces règles sans avoir peur de décevoir l’adulte.

Les adultes peuvent parfois ressentir cette expérimentation de la règle comme une provocation, un test de l’autre et de ses limites. Pour désamorcer ce sentiment, il est intéressant de se rappeler que c’est à la règle que l’enfant s’intéresse à cet instant et non à l’adulte. Et s’il lui arrive de transgresser la même règle à plusieurs moments, c’est sans doute parce qu’il est en train d’expérimenter cette règle-là, durant une période plus ou moins longue et qu’il lui est nécessaire de reproduire cet acte de transgression plusieurs fois afin d’en intégrer le sens et les impacts. La règle est un objet d’apprentissage au même titre que toute autre activité et, tout comme l’acquisition du « 4 pattes » ou de la marche, c’est à force d’essais-erreurs que l’enfant finira par en intégrer le sens en finesse.

L’affirmation de l’enfant

L’enfant grimpe sur une chaise, se met debout, en hauteur, faisant face à l’adulte. Celui-ci ou celle-ci lui demande de descendre. Il-elle le lui répète, une fois, deux fois, puis le ton de sa voix change. Il-elle s’écrie : « Descends de là ! ». Mais l’enfant reste debout sur sa chaise comme s’il ou elle n’avait pas entendu l’adulte. Alors que l’adulte lui demande encore une fois de descendre, l’enfant lui adresse alors un « Non ! », sur un ton franc. Cet-te enfant a deux ans et demi. Beaucoup d’adultes diront qu’il ou elle est en pleine période d’opposition ou encore qu’elle-il est dans la « période du non ! »

Aux alentours de deux ans, le jeune enfant a développé une conscience de soi suffisante pour se construire une image de lui-même ou d’elle-même. Il-elle n’a donc pas seulement conscience de son existence dans le monde, mais il-elle peut également vivre des expériences et les interpréter. Cette période appelée tantôt « période d’affirmation », tantôt « période d’opposition », constitue donc une manifestation accrue de cette conscience de soi. L’enfant, prenant conscience de l’individu qu’il-elle est, ressent le besoin d’affirmer son existence et, en même temps, d’opposer son existence propre à celle de ses parents (ou plus largement de son entourage, y compris la crèche).

Le sens de la règle

C’est en connaissant les différentes étapes traversées par l’enfant durant le processus de socialisation que l’adulte peut désamorcer les situations de tension au quotidien dans la crèche.

En effet, lorsqu’on observe les enfants, il n’est pas rare de constater que lorsque l’enfant transgresse une règle, il ou elle le fait souvent pour aller plus loin dans son activité. Il ne s’agit pas de vouloir transgresser la règle, ni de chercher à provoquer l’adulte, mais bien de prolonger son jeu. Comme dans ce témoignage d’une puéricultrice : dans sa crèche, les enfants peuvent jouer aux blocs uniquement à table ou par terre, mais ils-elles ne peuvent pas les déplacer dans les deux pièces. Puis un jour, une petite fille a rempli un petit panier de blocs et s’est mise en marche pour faire une promenade dans la section, son panier sous le bras. La puéricultrice s’est alors demandé si elle devait intervenir, alors qu’elle avait l’impression que l’enfant ne faisait rien de mal. Au contraire, pour elle, le fait d’avoir pris ces blocs dans son panier lui ouvrait des nouvelles possibilités dans son jeu. Elle a raconté cette histoire à ses collègues et elles ont décidé, ensuite, de supprimer cette règle, qui ne leur semblait finalement pas pertinente.

La transgression d’une règle peut donc susciter chez l’adulte une remise en question de sons sens. Et cette remise en question est primordiale puisqu’elle permet d’éviter de répéter des pratiques vides de sens. Lorsque le sens de la règle est remis en cause, celle-ci peut être modifiée ou supprimée, comme pour l’exemple des blocs transportés dans la section. Si la puéricultrice ou le puériculteur voit dans cette situation un intérêt pour le développement moteur ou cognitif de l’enfant, pourquoi s’empêcher de la supprimer ? Et si cette règle est là pour limiter les dangers et empêcher que les enfants ne se mettent à jeter les blocs, à les lancer ou à les laisser traîner un peu partout, cette règle n’est alors pas adéquate, puisque ce n’est pas ça qu’elle dit aux enfants. Les adultes peuvent donc choisir d’en instaurer une autre, comme le fait que les blocs ne peuvent être ni lancés, ni jetés et qu’il est important de ramasser les blocs lorsqu’on a fini de jouer.

Le travail d’équipe

Dans la situation présentée ci-dessus, ce qui a permis à la situation d’avancer, c’est le retour vers l’équipe. La cohérence de l’équipe est certainement l’une des conditions fondamentales du bien-être de l’enfant. En effet, si les professionnel- le-s ont l’occasion d’échanger sur leurs représentations des règles et de la transgression, de prendre des positions communes et de se soutenir dans le maintien de ces positions au quotidien, ils-elles seront non seulement plus confiant-e-s mais également plus sûr-e-s d’eux-d’elles face aux enfants. Or, lorsqu’un enfant se confronte à la règle, il est essentiel qu’il-elle soit dans un rapport cohérent et constant à celle-ci et non dans une relation au jugement arbitraire de chaque adulte.

Conclusion

L’être humain est éminemment social. De ce fait, on peut avoir l’impression que mettre l’enfant dans un groupe dès son jeune âge le-la rendra « plus social-e ». Or, c’est dans l’interaction avec un adulte, ou un petit nombre d’adultes, que l’enfant tisse ses premiers contacts sociaux au travers desquels il-elle acquiert une meilleure conscience de lui ou d’elle (si la relation est soignée, de qualité). Dans cette relation l’enfant apprend à comprendre ce qui se passe pour lui-elle, à se comprendre, à écouter l’autre et à être écouté-e par l’autre, à respecter l’autre et à être respecté-e par l’autre, à négocier avec l’autre dans la limite de ce que cet autre tolère et en respectant certaines règles et limites. C’est fort-e de toutes ces connaissances complexes sur ce qu’est la « socialisation » que l’enfant entre en contact avec ses pairs avec un maximum de sérénité, en étant à l’écoute mais sans se perdre. Et s’il n’est pas toujours en accord, il ou elle ose manifester son désaccord et tente de trouver, via la négociation, un terrain d’entente. La vie en communauté se passe d’autant mieux que cet autre, face à lui ou à elle, a reçu les mêmes bases de sécurité affective et de latitude d’influence dans la relation.


(1) Notes extraites de la formation La socialisation du jeune enfant, Agnès Lucas, juin 2016. (2) Complexe d’Oedipe : Période de l’enfance, entre 3 et 5 ans, pendant laquelle l’enfant éprouve du désir envers son parent de sexe opposé et une certaine rivalité par rapport à son parent du même sexe. (3) Kallo, Eva, Sur le chemin de la socialisation : En paix avec soi-même, paisiblement avec les autres. In Spirale, N°63 (2012), p.48-60. (4) Tardos A., Vasseur-Paumelle, A., Règles et limites en crèche – Acquisitions des attitudes sociales, Journal de pédiatrie et de puériculture, 7, 1991. (5) Tardos A., Vasseur-Paumelle, A., Règles et limites en crèche – Acquisitions des attitudes sociales, Journal de pédiatrie et de puériculture, 7, 1991.