Préambule

« Un enfant de moins de trois ans n’est pas encore suffisamment armé pour vivre en collectivité. » Cette affirmation, le secteur Petite enfance des CEMÉA n’a de cesse de la répéter. Cependant, c’est un fait, les enfants de moins de trois ans sont accueillis dans des lieux collectifs où ils doivent se partager l’attention de l’adulte qui s’occupe d’eux. Il serait compliqué à l’heure actuelle en Belgique de changer cet état de fait. Cela mettrait en difficulté l’accès au travail pour toutes et tous, la possibilité pour chacun‑e de mener une carrière, une vie, en dehors de ses responsabilités parentales.

Par conséquent, il est indispensable de réfléchir comment ces lieux d’accueil peuvent fonctionner tout en garantissant que la réponse aux besoins spécifiques des enfants soit garantie. C’est aujourd’hui encore un grand défi d’y parvenir, pour des raisons sociétales et économiques notamment.

Sociétales d’abord. La plupart des crèches sont perçues comme des lieux de garde où on gare les enfants sans qu’une quelconque action supplémentaire des professionnelle-s ne soit nécessaire : comme si les enfants se socialisaient et s’éduquaient magiquement au contact les un-e-s des autres... À l’opposé, certain-e-s envisagent les lieux d’accueil comme des lieux où on « prépare » les enfants à l’école maternelle, en les faisant entrer dans des apprentissages scolaires très précocement.

Économiques ensuite. En Belgique, nous manquons de lieux d’accueil, ils sont donc pour la plupart très (trop ?) remplis. Cela ne laisse aucun choix aux parents, qui se voient contraints de saisir la moindre opportunité alors même que leur enfant n’a souvent que quelques mois. De leur côté, les lieux d’accueil sont tenus d’avoir un taux d’occupation très élevé. Par ailleurs, pour ce taux d’occupation, le personnel présent n’est souvent pas suffisant, compte tenu de l’implication émotionnelle, psychologique, professionnelle que requiert le fait de s’occuper de jeunes enfants… Pour certain-e-s, il est déjà compliqué d’en avoir un à charge, en lieu d’accueil collectif, la plupart du temps, la norme est d’un adulte pour 7 enfants…

La responsabilité des professionnelle-s est donc énorme. Ils-elles sont en fait, pendant les trois premières années de la vie d’un enfant, les partenaires privilégié-e-s de ses parents dans son éducation, sa construction psychique et identitaire. Elles-ils garantissent avec les parents que l’enfant construise peu à peu son « sentiment continu d’exister »(1).

Il est donc essentiel de prendre en considération deux éléments. D’une part, la responsabilité individuelle que chaque professionnel-le doit placer dans son travail, sa formation et son évolution. D’autre part, les enjeux sociétaux et économiques actuels qui, dans de nombreux cas, mettent en péril le bon fonctionnement des lieux d’accueil et par conséquent, la prise en charge respectueuse et bienveillante de chaque enfant. Loin de dédouaner l’importance pour chacun-e d’être en questionnement constant par rapport à son métier, il nous apparaît essentiel de mettre en évidence que de nombreux efforts devraient être fournis au niveau politique, afin que les missions de prévention primaire, d’éducation et de socialisation des lieux d’accueil soient enfin effectives.

C’est conscient de ces difficultés que, depuis une quarantaine d’années, le secteur Petite enfance des CEMÉA a mis en place des formations continues pour les professionnel-le-s travaillant dans les lieux collectifs d’accueil de jeunes enfants. Ces formations ont bien entendu évolué avec les années. Cependant, un élément n’a pas bougé. Depuis le départ, il s’agit de permettre aux individus qui agissent dans les crèches et autres lieux d’accueil de jeunes enfants de se professionnaliser et de développer leur regard sur l’enfant. Car les CEMÉA, en tant que mouvement qui milite pour l’éducation active, ont comme principe de considérer les personnes là où elles en sont, dans leur globalité. En ce qui concerne plus particulièrement les jeunes enfants, il s’agit de donner sens à cette phrase toute simple : « Le bébé est une personne ».

Le bébé est une personne donc… Un être qui, aussi petit soit-il, est compétent. Cela demande certes un peu de patience et d’observation pour s’en apercevoir, mais quel émerveillement pour les enfants, comme pour les adultes qui s’en occupent, de se rendre compte de tout ce dont ils et elles sont capables !

En 2003, lors d’un symposium à Budapest, un état des lieux de la formation en Petite enfance aux CEMÉA était présenté. Son titre : « Respect de l’adulte en formation, respect de l’enfant en collectivité ».(A) Un des postulats étant qu’il est plus facile de se référer à des attitudes que l’on a vécues pour soi-même d’abord, avant de pouvoir les mettre en pratique sur son propre terrain d’action.

Quinze ans plus tard, alors qu’un nouveau symposium centré sur l’observation se profile, il est apparu intéressant de regarder à nouveau où le secteur Petite enfance se situait dans l’élaboration de son processus de formation dans sa globalité, mais aussi plus précisément où il se situe par rapport à cette question de l’observation.

En effet, il n’est pas inutile de s’interroger sur ce que la formation a pu devenir alors même que les crèches ont, depuis quinze ans, beaucoup bougé, changé, évolué. Elles se sont dotées de projets pédagogiques, ont entendu parler de certains concepts… Mais dans les faits, que se passe-t-il pour les adultes et les enfants qui vivent au quotidien dans ces lieux ?

Parmi les concepts qui reviennent régulièrement sur le devant de la scène (c’est-à-dire dans la plupart des projets pédagogiques), nous trouvons « l’autonomie » et « le respect du rythme de l’enfant ». Ces deux principes sont devenus tellement évoqués, voire invoqués, comme un mantra qui se suffirait à lui-même, que la question de leur réel sens et de leur réelle portée est de plus en plus absente. Du point de vue des pouvoirs organisateurs, il est même parfois question d’un plan marketing. Mais les moyens mis à disposition dans les lieux d’accueil, qu’il s’agisse du personnel, du matériel ou de la formation, sont souvent insuffisants pour que ces concepts soient effectifs. Par conséquent, les équipes voient arriver des personnes qui, pour la plupart, souhaiteraient suivre ce rythme et accompagner les enfants vers l’autonomie, mais qui n’en ont pas toujours la possibilité ou les moyens.

C’est ce que nous questionnons : comment faire en sorte que les structures collectives d’accueil respectent vraiment le rythme de chaque enfant, alors même qu’avant trois ans, l’enfant n’est pas armé physiquement et psychiquement pour vivre en collectivité ? Cela ne relève-t-il pas du leurre ? Comment serait-ce possible, dans les conditions économiques parfois difficiles auxquels beaucoup de lieux d’accueil font face ? Nous partons du principe que la responsabilité des personnes ne doit pas être ignorée, même si nous pouvons nous montrer empathiques avec les conditions difficiles auxquelles beaucoup de professionnel-le-s sont confronté-e-s. Il nous semble important d’agir sur plusieurs plans. Sur les personnes, via la formation, pour interroger le regard posé sur l’enfant. Sur la société aussi, via d’autres actions qui ont pour objectif de faire bouger les mentalités à plus grande échelle.

Mais comment alors rendre réellement autonomes les enfants, alors que la société ne promeut pas la réelle autonomie (2) mais plutôt une forme de débrouillardise ? Ou encore, comment rendre possible le respect réel pour chaque enfant dans ses besoins individuels, alors qu’aucun temps d’observation n’est prévu dans la majeure partie des lieux d’accueil ?

La sécurité est en fait le maître mot… Pas dans le sens de la sécurité physique, voire des dérives sécuritaires, loin de là ! Mais plutôt dans la reconnaissance qu’un tout jeune bébé a besoin de se sentir affectivement en sécurité. N’oublions pas que la plupart des enfants accueillis arrivent entre 3 et 4 mois, âge où la symbiose avec la mère ou le substitut maternel est toujours très présent. Ce n’est donc pas rien ! (3)

Permettre à l’enfant de s’attacher au sein du lieu d’accueil est en effet une tâche complexe. Le partenariat avec les parents y est essentiel. Ils sont les figures d’attachement principales de l’enfant, ceux qui le connaissent le mieux. Il s’agit ensuite de garantir au bébé de pouvoir trouver de nouvelles figures d’attachement dans la collectivité. Cette condition est indispensable. Elle peut même s’avérer vitale.

Le processus de formation en Petite enfance aux CEMÉA aujourd’hui

Il est d’abord impératif de réfléchir aux besoins d’un jeune enfant (outre la sécurité affective citée ci-dessus) et à la manière d’y répondre dans un cadre de collectivité où, dans le meilleur des cas, un-e adulte s’occupe de 6 à 7 bébés.

S’il y a quinze ans, le discours sur l’éducation active, l’autonomie, la motricité libre, tenu notamment par les CEMÉA, était assez novateur, force est de constater qu’il est désormais fort répandu. Tout le monde est plutôt d’accord sur le principe de permettre à l’enfant d’être actif et non contraint. On entend même émerger de plus en plus de nouvelles idées comme l’éducation positive. Oui, mais qu’en est-il concrètement ?

Tout le challenge réside dans l’évolution des connaissances des adultes en charge des enfants par rapport aux notions de développement du jeune enfant, et surtout dans l’évolution de leur posture éducative. Il est question de parvenir à travailler tous ces concepts, ces « mots valises » avec plus de profondeur, en y remettant du sens et en interrogeant le regard porté sur l’enfant par la société.

Et les contradictions ne manquent pas ! Par exemple : il est important de laisser des temps d’activité autonome à l’enfant MAIS il est demandé aux professionnel-le-s d’intervenir dans son jeu, soit parce qu’il dépasse les limites du cadre autorisé, soit parce qu’on considère que l’adulte doit jouer avec l’enfant… pour même parfois lui montrer comment utiliser tel ou tel jeu ! Ou encore : il faut un-e adulte présent-e, disponible, qui accompagne les soins de manière individualisée le plus tard possible MAIS comment faire lorsqu’on a soit plus d’enfants que prévu en section ou encore qu’il est l’heure de manger, d’aller dormir… et que tous ces temps sont collectivisés très vite (vers 15 mois dans certains cas) ?

En posant de telles questions, en obligeant à réfléchir sur les comportements et les attitudes en apparence les plus banales, la formation aux CEMÉA déstabilise. Le point de vue sur l’enfant et son accueil en collectivité dénotent. Le principe de base est simple, mais complexe à mettre en oeuvre : la personne, l’enfant autant que l’adulte, est considérée dans sa globalité. C’est de cette façon que les professionnel-le-s pourront se comprendre, mettre des mots sur leur vécu, leurs émotions, pour ensuite prendre le recul nécessaire dans l’exercice de leur profession. Par ailleurs, une autre mission importante reste de permettre aux personnes de distinguer leur fonction professionnelle de leur fonction parentale.

Plusieurs facteurs sont importants dans la démarche de formation.

La structure

Le parcours de formation est composé de plusieurs étapes : tout d’abord, un module de base intitulé « Éducation active des enfants de moins de trois ans » qui peut ensuite être suivi de modules complémentaires thématiques, permettant d’approfondir certaines notions. Parmi les différentes notions traitées pour permettre de voir l’enfant dans sa globalité, citons par exemple : la connaissance du jeune enfant (ses besoins, ses rythmes, ses compétences) ; la sécurité affective du jeune enfant comme condition essentielle à son bien-être, de son entrée dans le lieu d’accueil jusqu’à sa sortie ; la mise en place de repères sécurisants ; l’utilisation de l’observation comme outil de travail dans la relation éducative ; l’importance de l’activité autonome et de la manipulation d’objets dans le développement intellectuel de l’enfant...

Le groupe

Il est généralement constitué d’une vingtaine de professionnel-le-s de la petite enfance qui exercent déjà sur le terrain, en contact direct avec les enfants ou à des fonctions d’encadrement d’équipe. « Ce groupe va devenir un point de repère, bien différencié des équipes de travail des participant-e-s. Il est un lieu de rencontre entre adultes professionnels rassemblés par le souci de faire évoluer les pratiques éducatives avec des jeunes enfants. »(B)

Ces personnes sont issues de différents lieux d’accueil, ce qui permet de croiser les pratiques, les regards, les expériences et de « réduire une certaine sensation d’isolement. »(C) Les participant-e-s s’enrichissent ainsi des connaissances des autres et doivent également réfléchir et expliciter leurs propres pratiques. Cet échange est rendu possible par les différentes structures groupales mises en place, proposant un va-et-vient constant entre petits groupes et grand groupe. Ce choix méthodologique repose sur l’idée que, de cette façon, chacun-e peut s’y retrouver : les personnes à l’aise face au grand groupe, comme celles qui ont plus de difficultés et qui pourront ainsi s’entraîner à prendre la parole dans de plus petites structures.

Une structure particulière de groupe est également proposée : le groupe de vie. Ce dernier est constitué de 5 à 6 personnes qui ne se connaissent pas ou peu avant la formation. « Établis à l’avance par les formateurs et formatrices, ces sous-groupes se retrouvent à certains moments pour des tâches précises de travail, des mises en situation de type ludique ou créatif et des temps de vie quotidienne (tel que le repas de midi). Au sein de ces sous-groupes, les personnes ont l’occasion de mieux se connaître, de trouver une place, de s’exprimer plus facilement que dans un grand groupe. C’est aussi une opportunité de vivre une situation qui peut faire penser à une équipe de travail, avec les richesses et les difficultés que cela comporte. »(D)

Les activités

Tous les thèmes abordés dans la formation sont traités à l’aide d’activités et de supports de différents types. Articles, vidéos, photos sont beaucoup utilisés, de même que des activités de « sensibilisation », activités particulières qui travaillent sur la prise de conscience par le vécu.

La posture des formateurs et formatrices

Au travers de toutes les activités proposées, mais aussi de la gestion de la vie du groupe, le formateur-la formatrice a pour mission de permettre à chacun-e des participant-e-s de remettre en question ses pratiques, sa posture professionnelle. Par le dispositif particulier mis en place, il-elle renvoie les personnes à elles-mêmes, à leurs questionnements et à l’importance de trouver une réponse par le dialogue et l’échange.

En cela, la formation dénote. À aucun moment, les formateurs et formatrices ne céderont à « l’attente de “recettes” ou de “trucs et ficelles” ainsi que la tendance à vouloir mettre immédiatement en pratique des idées retirées de la formation (…) ». Difficultés qui sont systématiques « surtout au début du processus de formation » où « l’impression de devoir travailler exclusivement d’une certaine manière (« Il faut… », « On doit faire comme ça parce que c’est “la méthode Lóczy”, ou “la méthode CEMÉA”,… ») » est très présente. (E)

Ces comportements doivent être pris en compte, ils sont caractéristiques d’une certaine déstabilisation : les personnes montrent ainsi un besoin évident de se rassurer, de « bien » faire, de se sécuriser, mettant par là de côté une partie de la remise en question que les formateurs- formatrices essaient d’insuffler tout au long de la formation. Elles peuvent aussi être le résultat d’une prise de conscience qui peut être violente : « J’ai « mal » fait pendant toutes ces années ! »

La place particulière de l’observation dans le processus de formation, où en sommes-nous en 2018 aux CEMÉA ? Quelle importance est donnée à l’observation et pourquoi ?

 « C’est grâce à son observation que l’adulte acquiert la capacité de laisser à l’enfant un temps et un espace de vie qui lui est propre, où il agit selon sa propre initiative, son envie et les moyens dont il dispose à ce moment- là. Cette capacité influence en retour la nature du regard que l’adulte porte sur l’enfant et donc la qualité de la relation entre eux : la richesse de l’activité de l’enfant, le sérieux et l’assiduité dont l’enfant peut faire preuve, sont une source de plaisir pour l’adulte et l’incitent au respect, à condition qu’il soit prêt à accepter que l’enfant puisse avoir du plaisir dans sa propre activité autonome.

L’observation minutieuse des enfants est donc une des clés pour donner aux adultes la confiance dans les capacités de développement de l’enfant et pour les aider à ne pas s’inquiéter et ne pas attendre de l’enfant des « performances » pour lesquelles il n’est pas encore prêt. La capacité d’observer aide aussi l’adulte à différer son intervention (parfois trop rapide lors du jeu de l’enfant ou de conflits entre enfants) et à augmenter son degré de confiance dans les compétences de l’enfant. »(F)

Depuis que les CEMÉA font de la formation, la question de l’observation reste centrale. En effet, sans observation, il est impossible de percevoir l’individu dans sa globalité et d’adapter avec justesse ses interventions en tant qu’éducateur- éducatrice. De plus, sans observation, comment parvenir à aménager adéquatement un espace ? Comment parler aux personnes de ce qu’elles ont réalisé ou vécu ? Comment aussi garder la juste distance nécessaire à la mission éducative, d’autant plus dans un métier où la confusion entre rôle parental et rôle professionnel règne encore ?

Et pourtant, force est de constater qu’à l’heure actuelle, l’observation ne fait toujours pas partie intégrante du travail quotidien des professionnel-le-s de la petite enfance !

Un parti pris de notre secteur Petite enfance est de demander aux participant-e-s d’observer en priorité des situations dans lesquelles les enfants vont bien et qui relèvent de « bonnes » pratiques. L’idée est de permettre aux personnes de se construire d’abord un regard positif sur l’enfant et ce dont il-elle est capable. Une fois ces images, leur intérêt et les pratiques d’analyse bien ancrés, nous nous autorisons à montrer des contre-exemples et à les faire déconstruire (souvent dans le cadre des modules complémentaires).

Quelles hypothèses pouvons-nous formuler par rapport au peu de place laissé à l’observation au sein des structures d’accueil ?

Premièrement, nous constatons que dans beaucoup de lieux d’accueil, les réunions d’équipe sont rares, voire inexistantes. Elles sont pourtant essentielles. En effet, l’importance accordée à la question de l’observation peut se mesurer par sa place en réunion d’équipe, de même qu’au temps accordé aux observations et à leur restitution écrite au cours d’une journée de travail.

L’observation ouvre des pistes indispensables pour connaître chaque enfant, savoir de quels jouets il a besoin, à quoi il s’intéresse, s’il est prêt à passer à table… Mais cela demande une certaine cohérence d’équipe pour envisager le moment, la manière, l’objet et l’objectif de l’observation. Quelles sont les grandes lignes pédagogiques et éducatives que l’équipe souhaite suivre et comment cela s’organise ?

La formation du personnel encadrant est à cet égard une grande question. À l’heure actuelle, celui-ci ne possède pas ou peu de formation pédagogique. La participation à des formations continues permettant de combler ces lacunes est un choix souvent personnel. Dans le cas où le ou la responsable ne s’inscrit pas dans cette démarche, le manque de connaissance du développement de l’enfant a un impact : il ne permet pas aux responsables d’encadrer et d’accompagner la démarche d’observation des professionnel-le-s. À cet égard, nous dénonçons l’absence de personnes ayant une fonction pédagogique dans les lieux d’accueil.

Deuxièmement, l’interventionnisme des professionnel-le-s, en particulier dans les moments d’activité autonome des enfants, est très interpellant. Aujourd’hui encore, beaucoup de lieux d’accueil considèrent qu’un-e bon-ne professionnel-le doit être assis-e au tapis, à hauteur des enfants pour « jouer » avec eux-elles et non se mettre en retrait pour pouvoir observer. De notre point de vue, le jeune enfant est parfaitement capable de jouer seul pour peu qu’il se sente en sécurité physique et psychique et même, il est souhaitable qu’il joue sans l’adulte ! En effet, de cette manière, ses expériences, jeux et acquisitions seront tous dus à ses propres capacités. C’est ainsi que le jeune enfant se sentira pleinement compétent, confiant en lui-même.

Un enfant à qui l’on montre systématiquement quoi faire, comment faire et que l’on interrompt, pensera qu’il ou elle a besoin de l’adulte pour jouer et sera par ailleurs moins en capacité de se concentrer.

L’interventionnisme, encouragé ou systématiquement prôné dans les lieux d’accueil, met également en évidence le besoin de la société qu’un travail soit directement visible pour être crédité ou efficace. Sur le long terme, cela ne permet jamais aux professionnel-le-s de prendre distance avec leur pratique, alors même qu’ils-elles font un métier où cette distance éducative est cruciale. C’est une façon de ne pas tomber dans des choix portés par trop d’émotions, de pulsions et aussi pour ne pas se laisser envahir par les pulsions et émotions de ces tout jeunes enfants.

Il en va de même pour les moments de soins : quand la question des repas est travaillée en formation par exemple, la plupart des participant-e-s s’interrogent sur des critères qui permettent de déterminer le moment où l’enfant est prêt passer à table. Cela met en évidence que, là encore, la prise de recul que permet l’observation n’est pas un outil central dans la pratique. L’observation est donc souvent réduite à sa seule utilité quand on a un enfant « difficile », le reste du temps elle est jugée non nécessaire.

Conclusion

Nous constatons de plus en plus que derrière les discours tenus, qui semblent aller dans le sens de ce que nous défendons, nous sommes en fait à contre-courant de tout ce que la société actuelle prône implicitement. Les concepts sont intégrés et acceptés dans les discours officiels, mais la réalité nous montre qu’elle n’est pas en phase avec une vraie mise en place de ceux-ci.

Cela rend notre travail plus difficile. À des discours dominants franchement opposés à notre vision de l’enfant, a succédé l’utilisation de concepts que nous défendons, mais traités de manière purement utilitariste. Déconstruire les représentations est donc aujourd’hui devenu un travail différent de celui mené il y a quinze ans : il consiste à analyser chaque concept, chaque pratique et à les confronter à une vision cohérente de l’enfant. Le discours s’est normalisé, mais dans les faits, les enfants se retrouvent dans des situations où on leur enlève leur part d’autonomie, pris-es dans un paradoxe entre débrouillardise et interventionnisme à outrance.

Au niveau de l’observation, il semble évident qu’il s’agit surtout d’un travail qui doit s’instaurer au sein des équipes et faire partie intégrante de la culture du lieu d’accueil. Pour ce faire, l’équipe encadrante doit être persuadée de l’intérêt de la démarche et disposée à travailler l’observation au sein des réunions d’équipe. Ce temps devrait d’ailleurs faire partie intégrante du temps de travail. À l’heure actuelle, très peu de lieux d’accueil ont ce « luxe », alors même que la prise de recul sur soi et sur son travail est indispensable !

Le travail doit donc commencer en formation de base : cela permet au moins de sensibiliser les professionnel-le-s à la démarche. Mais il doit également faire l’objet d’un travail particulier avec les responsables de structures d’accueil pour qu’ils-elles soient en mesure de recevoir, de traiter et de rendre vivantes ces observations dans le quotidien de leurs équipes.

Il est par ailleurs impératif de programmer le changement nécessaire dans les crèches : au niveau des moyens d’une part, mais aussi en ce qui concerne la formation initiale et continue des professionnel-le-s. Cela permettrait sans conteste qu’ils-elles puissent mettre les théories en pratique et mettre du sens derrière les concepts. Cette mise en oeuvre est essentielle pour garantir une prise en charge plus respectueuse de l’enfant.


1 / Winnicott Donald, L’Enfant et sa Famille, Payot et Rivage, 2006 2 / « L’autonomie est le droit qu’au fil du temps l’être humain acquiert de déterminer librement les règles auxquelles il se soumet. Acquisition qui ne saurait être que longue et difficile compte tenu de l’extrême dépendance du nouveau-né. Conduire l’enfant vers l’autonomie, c’est tout simplement l’amener à constater qu’il est capable d’agir seul. Cela suppose d’une part une assurance sans prétention – Je sais bien que je peux y arriver – et d’autre part une affirmation de soi comme être à part entière, différent de l’autre, de la mère notamment – Je ne suis pas toi, je ne fais pas tout comme toi. Une personne autonome fait les choses dans la sérénité, délivrée de toute angoisse qui mettrait en péril son équilibre intérieur. Elle agit en connaissance de soi et, sans sous-estimer ni surestimer ses capacités, se donne les moyens matériels ou humains d’atteindre son objectif. » Pinelli Anna in Porter le bébé vers son autonomie, Érès, 2004, pp.14-15. 3 / A ce sujet, voir l’article « S’attacher pour se séparer en toute sécurité ». (B) Voir Sources (C) Voir Sources (D) Voir Sources (E) Voir Sources (F) Voir Sources

Sources : (A), (B), (C), (D), (E), (F) Sandra Sciama, Respect de l’adulte en formation, respect de l’enfant en collectivité, Service d’éducation permanente Symposium de Budapest, mars 2003 Anna Pinneli, Porter le bébé vers son autonomie, Érès, Mille et un bébés, 2004