Face à un système sans esprit ? Propos de Jean Blairon

Une prise de parole dans le contexte de l’anniversaire des CEMÉA m’a semblé impliquer le recours à une méthode active, ce qui, dans mon esprit, ne veut pas dire nécessairement gesticuler. Il m’a semblé que je pouvais m’acquitter de cette contrainte morale en lisant activement le livre de Roland Gori « Un monde sans esprit, la fabrique des terrorismes » 1.

Le lire activement, c’est-à-dire en essayant d’identifier les questions difficiles que ce livre pouvait soulever, celles à propos desquelles on ne se sent pas d’office assuré, mais dont la résolution au moins partielle et provisoire paraît essentielle pour l’action en général et l’éducation populaire en particulier. En réalité, j’ai identifié une quinzaine de questions, mais le format de l’intervention m’a obligé à n’en sélectionner que deux.

Un diagnostic partagé

Le hasard du travail en cours m’a fait rencontrer récemment des directeurs d’institutions d’hébergement dans l’aide à la jeunesse et des travailleurs bruxellois du secteur de la formation et de l’insertion socio-professionnelle.Il est très frappant de constater que les mêmes mots circulent d’un groupe à l’autre et qu’ils rejoignent très largement le diagnostic posé par Roland Gori : manque ou perte de sens, système capitaliste ultra-dominant, déshumanisation, approche techniciste en voie de généralisation, culture managériale imposée...

La question qui surgit au détour de ce large accord de principe est la suivante : pourquoi avons-nous l’impression que cette critique n’est pas ou guère entendue ? Pourquoi, malgré la force de l’argumentation et le large assentiment qu’elle entraîne, ceux et celles qui partagent ce diagnostic ne gagnent-ils pas plus souvent ? Pourquoi l’esprit, dont tous ces protagonistes ne sont tout de même pas dépourvus, n’arrive-t-il pas à (re)peupler ce « monde sans esprit » ?

Il m’a semblé que l’explication par l’aliénation tourne un peu court. L’aliénation s’incarne notamment dans le fait que les dominés, pour faire entendre leur désaccord, sont obligés d’employer les mots du dominant. Certes, c’est souvent le cas, mais en l’occurrence est-ce le cas ici ? Les mots, les schèmes de pensée de Roland Gori sont-ils ceux des dominants ?

D’où une première investigation aventureuse : quelles autres causes convoquer pour expliquer un rapport de force aussi défavorable ? Parmi ces causes, on peut peut-être se demander si le problème n’était pas moins notre faiblesse, notre minorité supposée, que notre difficulté à échapper à la fragmentation que nous produisons nous-mêmes ?

Je vais donner un exemple à partir de la critique de la pensée utilitariste qui s’impose dans le monde de l’éducation. Les organisateurs et organisatrices de notre rencontre d’aujourd’hui l’expriment ainsi 2 : « Comment s’autoriser ajourd’hui à ré-envisager l’être humain suffisant en tant qu’être en rejetant aussi loin que possible toute ambition d’utilité (pour qui, pour quoi... ?) ».

Si je souscris à cette prise de position (en rappelant, par exemple, que le champ littéraire s’est constitué comme champ autonome en conquérant le droit de ne servir à rien), je pense que je pourrai être suivi par pas mal de monde. De même, si je cite pour preuve la préface que Théophile Gauthier écrit en 1880 pour son roman « Mademoiselle de Maupin » : « Rien de ce qui est beau n’est indispensable à la vie. - On supprimerait les fleurs, le monde n’en souffrirait pas matériellement ; qui voudrait cependant qu’il n’y eût plus de fleurs ? Je renoncerais plutôt aux pommes de terre qu’aux roses, et je crois qu’il n’y a qu’un utilitaire au monde capable d’arracher une plate-bande de tulipes pour y planter des choux. »
Par contre, si je me réfère plutôt à cette citation-ci (du même, dans le même texte) : « Car la jouissance me paraît le but de la vie, et la seule chose utile au monde. Dieu l’a voulu ainsi, lui qui a fait les femmes, les parfums, la lumière, les belles fleurs, les bons vins, les chevaux fringants, les levrettes et les chats angoras », je ne suis pas certain que l’énumération passera aussi facilement auprès de tout le monde et que la critique de l’utilité s’en trouvera aussi suivie.

De même, si j’affirme fortement : « Une formation digne de ce nom n’a que faire du principe d’utilité », je risque de braquer un allié potentiel, par exemple syndical, qui pourrait trouver essentiel d’enrayer l’impréparation des aspirants-travailleurs au monde du travail (je pense par exemple à ces jeunes enseignants qui quittent en masse le métier très vite).

Enfin, si je néglige la question qui fâche, à savoir l’aspiration populaire à vivre une utilité sociale dans le monde du travail (travail que bien des membres de la classe moyenne critiquent, en bénéficiant toutefois de tous ses avantages), la critique de l’utilitarisme risque bien de produire des effets paradoxaux...

La fragmentation sociale que nous produisons nous-mêmes, c’est la production, bêtement, d’un adversaire qu’on aurait pu éviter. C’est le braquage inutile d’un allié potentiel. C’est l’aveuglement sur sa propre position sociale et ses conditions, qui nous font parfois parler dans un désert... que nous créons nous-mêmes.

La situation actuelle est dès lors peut-être moins qualifiable par une panne ou une carence de récits, par une perte de sens (ou de fictions, dans les termes de Roland Gori) que par une multiplication de fictions fragmentées, dont les auteurs divisés ont du mal à se vivre comme auteur collectif.
Je propose d’appeler le travail mental qui s’impose dans une telle situation « pensée ouverte à triple tour » : à partir d’une visée potentiellement partagée, premier tour d’ouverture pour l’adversaire qu’il ne faut pas inutilement produire ; deuxième tour d’ouverture envers l’allié virtuel qu’il ne faut pas braquer ; troisième tour pour la pensée intérieure critique de sa propre position.

On peut se demander si une telle pratique ne devrait pas constituer l’un des ingrédients de l’éducation populaire aujourd’hui.

Quelle domination ? Quelle lutte contre la domination ?

La deuxième question compliquée suscitée par la lecture du livre de Roland Gori porte sur la représentation que l’on se fait de la notion de « domination ». Est-ce qu’on peut échapper à la représentation de citoyens marionnettes, réduits au statut de « simples exécutants » ? Les organisateurs de cette rencontre posent la question comme suit : « Comment en sommes-nous arrivé-e-s à nous laisser déposséder des finalités pour n’être plus qu’agents exécutants » ? Des victimes d’un taylorisme généralisé de l’existence, en somme...

Mais sommes-nous pareillement dépossédés ?

Certes, le capitalisme financiarisé exerce au-jourd’hui un pouvoir extrême, que Luc Boltanski a résumé dans cette formule : « Le plus mobile impose son prix » (par exemple l’investisseur qui se désengage, la multinationale qui délocalise, etc.). Mais faut-il pour autant adopter la représentation d’un système qui nous serait extérieur, qui serait le déterminant efficient de nos vies, aussi vide d’esprit que le désert de Gobi, symétrique de la représentation d’une subjectivité impuissante, sanctuaire assiégé d’un acteur introuvable ?
Pour citer Bruno Latour et son « Changer de société – refaire de la sociologie » : « Aucun endroit n’est assez dominant pour être global, ni assez ramassé sur lui-même pour être local. » 3

Ne faut-il pas alors, au moins partiellement, s’interdire la facilité de la fiction du marionnettiste, et par là même de la marionnette ? Ne faut-il pas, comme le remarque Latour, « se concentrer sur ce qui circule » activement entre les deux pôles, dans les deux sens d’ailleurs : sur les traductions incessantes qui s’opèrent sur de multiples fils et qui influent sur le supposé marionnettiste autant que sur ses improbables marionnettes ?
Cette représentation nous amène à nous rappeler que le capitalisme a bien un esprit 4, qu’il propose des principes et valeurs, qu’il est une culture. On peut même considérer que cet esprit, c’est le nôtre retourné, que c’est la culture du projet qui était la nôtre qui a été retournée pour justifier les inégalités, leur aggravation et les nouvelles formes qu’elles prennent aujourd’hui.

Lorsque Fernand Deligny, dans les années 1950, décrit son organisme expérimental « La Grande cordée », réseau de séjours d’essais pour jeunes implaçables, basé sur le réseau des Auberges de jeunesse, il dit ceci : « Prise en charge des projets, quels qu’ils soient (y compris mettre le feu au Ministère de la guerre). Provoquer la mise au point de ces projets individuels, leur accommodation par des changements fréquents de mode de vie. Par là-dessous, une espèce de doctrine s’affirmait en secret car « La Grande cordée », organisme expérimental s’il en fut, était quand même agréée et la doctrine en question n’était pas facile à afficher. Elle disait : laisser jouer l’imprévu, que « n’importe quoi » puisse arriver. » 5
Par quels déplacements et circulations en sens divers, sur quels fils, les mots « projet, réseau, changements fréquents » ont-ils pu en venir à nourrir l’esprit du capitalisme, pour aboutir à cette nouvelle inégalité : « le plus mobile impose son prix » ? N’y a-t-il pas eu « montée », sur de nombreux fils, dans beaucoup de lieux, de secteurs, d’une nouvelle culture (d’une révolution culturelle ont dit certains, plutôt nombreux), retournée par le capitalisme à son profit, pour aboutir à cette nouvelle forme de domination ?

Mais cette représentation n’ouvre-t-elle pas aussi de nouveaux horizons pour l’action ? Quels retournements de ces retournements, quels fils supplémentaires, quels modes de circulation, quels croisements de quels fils, quels nouveaux modes de mise en botte expérimenter, pour que l’égalité réaugmente, notamment pour ceux et celles que la mobilité des autres assigne à résidence ?

Si l’on postule que le capitalisme n’est pas un « monde sans esprit », mais un monde qui a grand besoin de la subjectivité, d’invention, d’engagement, de ressources de créativité (ressources qu’il exploite, formate, nie, manipule, mais dont il dépend) et que nous produisons, est-ce qu’on ne voit pas un autre rapport de force qui se dessine ?

Est-ce qu’on pourrait appeler « éducation populaire » aujourd’hui ce travail de « circulation du sens », sur une pluralité de fils à augmenter, articuler, réunir , mais surtout à vivre ? Sans oublier jamais que ce qui se passe dans l’ordre des mots ne suffit pas d’office à produire une transformation dans l’ordre des choses...

Est-ce qu’un « devenir populaire », pour parler comme Gilles Deleuze, pourrait s’assumer comme à construire à partir de la revendication que la contribution de tous ceux (et ils sont très nombreux) qui produisent de la subjectivité, y compris sur le lieu du travail, n’est pas considérée à hauteur de son apport et de son importance ?

Les réponses ne sont pas évidentes, mais il est en tout cas clair qu’il n’est pas suffisant alors de travailler avec « son » public, en cherchant à le rendre actif après l’avoir involontairement institué comme passif (par exemple : en l’ayant transformé en « cible », en le supposant aliéné, en le rangeant trop vite dans une catégorie postulée comme étanche, etc.).

Et pour mettre cette question en perspective, je voudrais commenter, pour terminer, cette autre anecdote rapportée par Fernand Deligny : « Un éducateur super-diplômé est venu vivre quelques jours au Centre. Bon Dieu qu’il était savant dans ses commentaires médico-psycho-pédagogiques ! Il maniait paranoïa, extraversion, formes frustes et déterminismes avec une telle maestria que les éducateurs du Centre ont tous été ravagés, la nuit qui a suivi sa première exhibition, par un sérieux sentiment d’infériorité. Le lendemain matin, alors que le « spécialisé » jouait avec les gosses, ils l’ont fait monter dans un arbre, puis ils ont retiré l’échelle, histoire de bien se fendre la pipe. La rage blanche et les menaces exaspérées de l’autre sur sa branche coulaient au cœur des éducateurs présents comme un baume réconfortant. Moralité : Y en a qui savent parler à force d’avoir entendu et y en a qui savent faire à force d’essayer. » 6

Notre difficulté d’aujourd’hui est peut-être que certains, qui croient savoir parler le langage de ce qu’ils pensent être l’efficacité, se verraient bien nous expliquer comment il faut faire ce qu’ils n’ont jamais pratiqué. Mais aussi, symétriquement, que nous n’investissons peut-être pas assez pour dire et faire entendre ce qui circule de production de la société sur les fils dont nos pratiques sont tissées, du moins quand elles sont transversales.
J’espère ainsi avoir pu plaider pour un rafraîchissement de l’expérience et une autre sagesse de l’action. 7

Jean Blairon,
directeur de l’asbl R.T.A. à Namur

1 / Gori Roland, « Un monde sans esprit, La fabrique des terrorismes », Les liens qui libèrent, 2017.
2 / Les CEMÉA avaient soumis une série de questions à Roland Gori et aux discutant-e-s de son intervention.
3 / Latour Bruno, « Changer de société – Refaire de la sociologie », La découverte, 2006.
4 / Boltanski Luc et Chiapello Eve « Le nouvel esprit du capitalisme », Gallimard, 1999.
5 / Deligny Fernand, « Les vagabonds efficaces et autres récits », Maspero, 1975.
6 / Deligny Fernand, « Les vagabonds efficaces et autres récits », Maspero, 1975.
7 / Allusion à une formule envoyée par une personne qui ne pouvait participer à la journée et qui présente ainsi les CEMÉA : « La fraîcheur de l’action, la sagesse de l’expérience ».