Pour une école utile et efficace ! Propos de Nico Hirtt
Roland Gori a parlé de technofascisme, tout en affirmant ne pas être technophobe. Moi non plus, je ne suis pas technophobe. Je vais peut-être vous étonner, mais l’idée qu’il faudrait opposer une école utile et efficace, à une école humaniste et émancipatrice, me répugne un peu. L’école doit être utile et efficace, mais la question est de savoir : utilité et efficacité en fonction de quels objectifs et de quels intérêts ?
Un peu d’histoire
L’école utile du 19e siècle, c’était quand l’efficacité consistait à « s’occuper de maintenir une certaine morale d’État, une certaine doctrine d’État, qui apporte à sa conservation », selon les mots de Jules Ferry. Contrairement à Thiers disant qu’il ne faut surtout pas enseigner au peuple les doctrines sociales, Ferry tire les leçons de la Commune de Paris et affirme qu’au contraire, si vous voulez que le Peuple aime la Patrie et les institutions en place, il faut lui en-seigner la géographie et l’histoire ! L’école était utile et efficace pour renforcer les institutions et maintenir l’amour de la Patrie. Les charniers de la Première Guerre mondiale portent devant l’histoire le témoignage de cette école institutrice d’une citoyenneté et d’un patriotisme efficaces.
L’école de Ferry est aujourd’hui dépassée... (Quoique. Avec la montée des terrorismes, on entend certaines voix s’élever pour que cette mission idéologique de l’école soit de nouveau d’actualité et que l’on inculque aux enfants l’amour des institutions en place, l’amour de notre démocratie... Alors que ce qu’il faudrait faire, c’est leur faire vivre la démocratie, ce qui est tout autre chose que leur apprendre par cœur des valeurs de démocratie.)
À partir du 20e siècle, les missions de l’école vont changer. Avec la demande croissante de main d’œuvre qualifiée, l’utilité et l’efficacité vont prendre de plus en plus la forme d’une utilité au service du marché. En 2000, les pays européens se sont réunis à Lisbonne et ont décrété que : « Les réformes des systèmes éducatifs doivent aider l’Europe à devenir l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde ». Nous sommes là dans une vision tout aussi utile et efficace de l’éducation, qui n’est plus au service de la formation idéologique des travailleurs et des citoyens, mais au service de la formation d’une main d’œuvre adaptée aux évolutions actuelles du monde du travail.
« Mc Jobs » et « Mac Jobs »
On pourrait se dire que, finalement, peu importe qu’un chat soit noir ou gris, du moment qu’il attrape les souris. De la même manière, peu importe que ce soit sous la pression du monde économique que l’on développe l’accès de tous à l’instruction, à l’enseignement, à la formation et aux compétences, du moment que sous cette pression s’élèvent constamment les niveaux de formation. Ce n’est donc peut-être pas une mauvaise chose... Cette manière de voir est par exemple un peu présente dans les discours autour du Pacte d’Excellence en Belgique.
Le problème, c’est que quand on regarde l’évolution des demandes sur le marché du travail, ce qu’on observe n’est pas du tout cette demande d’élever les niveaux généraux de qualification et de formation. Aujourd’hui, à l’échelle mondiale, en Belgique, en Europe, les marchés du travail sont plutôt en train de se polariser, de se dualiser, entre une très forte demande de travailleurs à très haut niveau de qualification et une très forte demande de travailleurs sans aucune qualification, dans ce que les Anglo-saxons appellent les hamburger jobs. Une équipe de recherche a décrit l’évolution du marché du travail en parlant de McJobs/MacJobs : « Mc » comme MacDonald’s et « Mac » comme Macintosh 1.
D’un côté, les emplois à très faible niveau de qualification dans le secteur des services ; de l’autre, les emplois à haut niveau de qualification dans les secteurs liés aux technologies de l’information et de la communication.
Qu’est-ce que cela implique pour l’école ? L’OCDE l’a dit très clairement dans un rapport de 2001 : « Tous [les élèves] n’embrasseront pas une carrière dans le dynamique secteur de la « nouvelle économie » – en fait, la plupart ne le feront pas – de sorte que les programmes scolaires ne peuvent être conçus comme si tous devaient aller loin » 2. En logique formelle, on peut traduire la dernière phrase par : « Les programmes scolaires doivent être conçus de sorte que certains, au moins, n’aillent pas trop loin ». Qu’ils n’aillent pas trop loin, parce que sinon qui remplira demain nos distributeurs de canettes de coca ? Qui occupera ces centaines de milliers d’emploi à faible niveau de qualification, auxquels leur formation ne sera plus adaptée ?
En revanche, nous dit toujours l’OCDE, ces emplois à faible niveau de qualification aujourd’hui ne sont plus des emplois de manœuvre ou d’agriculteurs : ce sont des emplois dans le secteur des services, qui font appel à une kyrielle de compétences de base. Par exemple, la communication dans la langue maternelle et la communication dans une langue étrangère : « Le bar est ouvert voiture 7. De bar is open, auto zeven. Die Bar ist offener Wagen 7. The bar is open coach 7. » Ou encore l’esprit d’entreprise : ce qui explique pourquoi toutes les dix minutes on vous rappelle dans le TGV que le bar est ouvert. La capacité de s’adapter à un environnement technologique changeant régulièrement : il y a cinq systèmes de lecture de cartes bancaires différents derrière le bar du TGV et une demi-douzaine de systèmes de chauffe qu’il faut pouvoir utiliser. Et quand on vous en installe un nouveau il faudra pouvoir dire : « Il me faut trois mois de formation avant de pouvoir me servir de ce truc-là ».
En d’autres mots, nous disent les experts de l’OCDE, ce qui compte aujourd’hui ce n’est pas tellement que l’école transmette des savoirs et des connaissances. Ce qui importe, c’est qu’elle rende les futurs travailleurs adaptables et flexibles. Pour ce faire, il faut transformer l’école, ne plus la voir comme une instance de transmission de culture, mais comme une instance de formation aux compétences. Compétences pensées non pas comme la mémorisation ni la maîtrise conceptuelle de savoirs, mais la capacité de mobiliser des savoirs nouveaux, même sans les maîtriser précisément sur les plans intellectuel et conceptuel, dans des situations inédites et complexes. C’est cela, la définition de la compétence. Et c’est cela, précisément, qu’attendent aujourd’hui les milieux économiques de la part de l’école. Cette évolution est en cours au sein de tous les systèmes éducatifs, dans le monde entier, en Belgique comme ailleurs : la réorientation sur la demande de compétences.
L’école de la compétition
L’autre dimension de cette adaptation de l’école aux attentes des marchés, c’est que l’école elle-même est amenée, sommée même, de reprendre un mode d’organisation conforme à cette économie de compétition. L’école elle-même devient ainsi un lieu de compétition. Compétition entre élèves d’abord, avec la dictature des notes, la menace de l’échec, du redoublement, l’orientation précoce, etc. Compétition entre parents et entre écoles, sur un marché scolaire avec des réseaux en compétition, avec des écoles ségréguées, socialement ségréguées. Compétition entre professeurs, également. Hier, la compétition entre professeurs se jouait entre ceux qui mettaient le plus d’échecs à leurs élèves.
Aujourd’hui, demain, après le Pacte, la compétition portera sur qui mettra le moins d’échecs à ses élèves : celui qui aura le chiffre d’échecs le plus faible sera le meilleur professeur. Et enfin, compétition entre systèmes éducatifs, avec l’organisation de grandes enquêtes internationales Pisa pour comparer l’efficience des systèmes d’enseignement à s’adapter précisément à ces attentes formulées par l’OCDE : orientation sur les compétences au moindre coût.
Quand je dis que je suis en faveur d’une école utile et efficace, ce n’est évidemment pas de cette efficacité-là que je parle. Cette société, qui a été magnifiquement décrite par Roland Gori dans son intervention, il ne s’agit pas d’en reproduire les conditions d’existence. Il s’agit au contraire de donner aux futurs citoyens la capacité de la changer, de la transformer.
L’école de la démocratie
Il y a plusieurs conditions à une société démocratique. La première, c’est d’avoir des institutions démocratiques et on peut considérer que nous les avons plus ou moins.
La deuxième condition, c’est que le champ d’action de la démocratie s’étende réellement à tout ce qui concerne notre vie collective. Et là, on est très loin du compte. Je ne pense pas qu’on ait décidé démocratiquement de fermer l’entreprise Caterpillar près de Charleroi. Je ne pense pas qu’on ait décidé démocratiquement d’envahir les marchés de Kinshasa avec des poulets en batterie, de sorte que les paysans locaux ne peuvent plus vendre leurs propres poulets sur ce marché. Tout cela n’a pas été décidé démocratiquement et beaucoup d’aspects de notre vie quotidienne échappent ainsi complètement à la démocratie.
Il y a une troisième condition à la démocratie et elle concerne directement l’école. Cette condition, c’est que pour vivre en démocratie, il faut que tous les acteurs de cette démocratie (c’est-à-dire tous les citoyens) aient la capacité de comprendre le monde dans lequel ils vivent dans toutes ses dimensions afin de participer à la prise de décision concernant leur avenir commun. Et là, nous sommes très, très loin du compte... Une enquête que nous avons réalisée auprès d’élèves de fin d’enseignement secondaire a montré, par exemple, qu’un élève sur deux ignorait que le Congo a été une colonie belge. Un élève sur deux ! Et cela ne dit pas ce que les élèves savent de ce qu’ont été les conditions de cette colonisation. Sept élèves sur dix confondent l’effet de serre et le trou dans la couche d’ozone : ils ne savent pas quelles sont les causes du réchauffement climatique. On a également demandé aux élèves comment cela se fait qu’il y ait des populations noires aux États-Unis, en leur proposant plusieurs réponses : six d’entre eux sur dix répondent que ce sont des gens qui ont fui l’Afrique et la misère, pour trouver de meilleures conditions de vie en Amérique du Nord. Et une minorité donne la bonne réponse : ce sont des descendants d’esclaves. Sachant que cette enquête a été réalisée l’année précisément où Barack Obama a été élu Président des Etats-Unis.
Ça, ce sont simplement des informations. Ce ne sont pas encore des savoirs construits. Mais si on veut des citoyens capables de participer à tous les mouvements qui transforment le monde, il faut qu’ils aient les connaissances, il faut qu’ils aient les savoirs conceptuels, c’est-à-dire les savoirs construits qui donnent force pour comprendre le monde et pour participer activement à sa transformation. Cela implique une école dont les objectifs soient des objectifs de culture, et pas des objectifs de compétences. Cela implique aussi une école qui soit enfin une école de l’égalité, et pas une école de la ségrégation et de l’inégalité.
1 / Goos Maarten et Manning Alan, « McJobs and MacJobs : the growing polarisation of jobs in the UK », Palgrave Macmillan, Basingstoke, 2003.
2 / OCDE (2001), L’école de demain. Quel avenir pour nos écoles ? Enseignement et compétences, Paris, p.30, disponible sur http://biblioteca.esec.pt/cdi/ebooks/docs/Quel_avenir_ecoles.pdf
Nico Hirtt, fondateur de l’Aped « Appel pour une école démocratique »