Quand les outils prennent le pouvoir pour « notre bien »
Les outils numériques occupent une place exponentielle dans notre quotidien. Leur conception, orientée pour en faciliter l’usage de manière intuitive, masque souvent leurs logiques de fonctionnement et complexifie une prise en main entière et complète. Cependant, leur omniprésence impose d’aiguiser notre regard critique et d’adopter à leur égard des usages raisonnés, particulièrement dans les pratiques éducatives et relationnelles. Ce numéro du CEMÉAction propose d’interroger les outils numériques et leurs usages, mais également leurs impacts sur nos vies et notre environnement, alors que leur prétendue immatérialité les rendrait inoffensifs.
Mais commençons par une parabole qui interroge l’approche « usager-usagère » des outils numériques et enferme chacun-e d’entre nous dans une posture passive et consommatrice. Jusqu’où sommes-nous capables de nous abandonner aux lois du marché ?
Il était une fois… une table
Nous ne sommes décidément pas très exigeant-e-s avec nos programmes informatiques. Dans les faits, nous leur laissons faire des choses qui seraient inenvisageables avec d’autres outils. Faisons un parallèle : imaginons que les ordinateurs soient des logements et les programmes informatiques, des meubles et des objets, le plus important de tous étant la table de la salle à manger, c’est-à-dire le système d’exploitation.
Dans la vraie vie, pour votre maison, vous achèteriez probablement une table dans une célèbre enseigne scandinave experte en défiscalisation et en fournitures bon marché. Vous allez au magasin, sortez avec une ou plusieurs boite(s) en carton, et une fois rentré-e chez vous, à l’aide d’un manuel rempli de petits bonshommes équipés d’un tournevis, vous vous attelez au montage de votre table. Votre tâche accomplie, vous utilisez ce meuble comme vous l’entendez. Fin de l’histoire, évidemment.
Maintenant, supposons un instant que ce soit une entreprise comme « Pomme » ou « Fenêtres » qui vous vende cette table. Quelles différences cela ferait-il ?
Déjà, vous n’achetez pas vraiment la table... Enfin si, mais elle est déjà dans la salle à manger le jour où vous achetez la maison. En effet, le prix de la table était compris dans le prix de la maison, sans que personne ne vous ait demandé votre avis. Vous n’avez pas choisi sa couleur, ni sa longueur, ni son nombre de places assises… En fait, vous ne choisissez rien du tout. La table est là, point. Vous ne possédez pas non plus sa notice d’assemblage. Pas besoin direz-vous, puisque la table était déjà montée quand vous avez emménagé. L’important pour vous, c’est qu’elle remplisse son rôle de table, c’est-à-dire celui utilisé par la plupart des gens ! Cette situation imposée implique également que vous ne savez pas comment la table a été construite, ni avec quels matériaux elle a été faite. Si vous rencontrez un problème avec votre meuble, vos options pour agir de manière autonome sont plus que limitées.
La construction de la table constitue même un secret bien gardé que seul-e le ou la propriétaire de l’usine détient. Et attention : vous ne pouvez pas la modifier ! S’il vous vient l’envie, à un moment, de la transformer en table basse en sciant les pieds, c’est impossible, illégal même ! Si vous touchez à l’intégrité physique de cette table, on vous traite de plein de noms d’oiseaux : corsaires, flibustiers, tailladeurs, table-terroriste ! De même, interdiction formelle de déménager la table ou de la prêter aux voisin-e-s. Car, en réalité, la table ne vous appartient pas vraiment : vous en avez seulement un droit d’usage, ainsi qu’en a décidé la manufacture.
Vous ne pouvez donc pas faire ce que vous voulez avec votre (propre) table. Certains objets ne peuvent même pas la toucher ! Vous voulez organiser un souper plancha avec une machine de la marque CuitSansColler© ? Absolument impossible ! Par contre, il y a tout un tas de trucs qui étaient déjà posés sur la table avant même que vous n’emménagiez. Vous ne savez pas forcément à quoi sert tout ce bazar, mais il est là et assorti à la table. De plus, une partie non négligeable de ces objets sont comme magiquement aimantés à la table et vous ne pouvez pas les déplacer. Ils y resteront aussi longtemps que la marque l’aura décidé.
De temps en temps, à l’occasion d’une mise à jour, tous les objets sur la table changent de place de manière inexplicable. Plusieurs disparaissent même sans que vous ayez eu voix au chapitre. Au mieux, on vous a prévenu-e que certains objets étaient trop vieux, trop moches ou trop n’importe quoi et que l’upgrade allait les enlever de la table. Que vous utilisiez et appréciez ces objets n’a pas d’importance : la marque sait mieux que vous ce dont vous avez besoin.
Non seulement vous ne disposez pas du plein usage de votre table à votre gré, mais mieux encore, à chaque fois que vous vous servez de votre table, un être bizarre apparaît dans votre salle à manger et regarde ce que vous faites. Il observe et note tout dans un carnet, même vos actions les plus anodines... Ça fait des pages et des pages d’informations, au bout d’un moment ! Alors, cet invité forcé classe toutes ces notes et se rend ensuite au marché pour les vendre. Parce que ce que vous faites avec votre table, apparemment, cela intéresse beaucoup de gens ! Il parait qu’il y en a même qui sont devenu-e-s millionnaires rien qu’en regardant ce que tout le monde accomplit avec ses meubles. Quelle époque formidable !
Tout cela sans compter qu’un jour, quelqu’un-e rentrera dans votre maison en vous annonçant que votre table est devenue trop vieille. Alors, elle-il vous proposera de reprendre la table et vous conseillera vivement d’en acheter une nouvelle, plus jolie, plus contemporaine, aux couleurs plus chatoyantes… mais qui, grosso modo, fait la même chose que votre table actuelle. Et si vous vous y laissez prendre, le risque est que votre nouvelle table prenne trop de place dans votre maison ou s’accommode mal à son architecture. On vous conseillera alors vigoureusement d’acheter une nouvelle maison dans laquelle il y aura, « naturellement », une table dernier cri déjà installée...
SOMMAIRE :
- Quand le numérique s’impose comme outil d’éducation
- Enseignement : qui a peur des robots conversationnels ?
- Éduquer au numérique d’accord. Mais pas n’importe lequel et pas n’importe comment !
- Le logiciel libre... un choix de société !
- Pour des relations reconnectées à la réalité
- Comme on nous biaise… Quand le numérique s’empare de nos vies
- Les ados en quête de sens et d’humanité face au numérique
- Le numérique au filtre du genre : un bug dans la matrice
- Un numérique soutenable est-il possible ?
- Émergence de la question numérique aux CEMÉA en Belgique
Bonne lecture !
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