Au même moment, des interrogations ont émergé sur les conditions dans lesquelles ces nouvelles formes de relations et/ou de travail nous plaçaient, leurs impacts sur notre manière d’être ensemble, leur accessibilité, leurs usages au cœur de nos foyers, révélant parfois des parts d’intimité malgré la possibilité de couper la caméra ou de camoufler son intérieur en recourant à un filtre… Les frontières jusqu’alors établies entre vie privée et vie publique se sont davantage estompées, renforçant ce que les réseaux sociaux avaient déjà initié comme mises en scène magnifiées de sa propre vie (son assiette, ses chats, soi dans son miroir avec son nouveau pull…).
Face au rejet en bloc des plus virulent-e-s ou devant l’enthousiasme débridé d’autres qui ont découvert, avec le numérique, des possibilités infinies, nous vous invitons à prendre un peu de recul pour interroger de manière dépassionnée un outil singulier qui développe ses propres logiques, ses propres usages et ses propres limites.
Choisir ses outils
Le choix d’un outil n’est jamais neutre. Il s’agit qu’il soit relativement bien adapté à la tâche à accomplir, que l’on sache le manier, qu’il soit efficace au regard de nos ambitions… Ainsi choisira-t-on plutôt un marteau pour enfoncer un clou afin de suspendre un cadre dans son salon… À défaut de marteau sous la main, une bonne grosse clé anglaise fera l’affaire mais probablement avec moins de précision. Encore faut-il taper sur le clou et pas à côté, ce qui relève d’une certaine habileté, souvent le fruit d’une expérience répétée mainte fois pour que le geste soit assuré. La taille et le poids du marteau comptent, tout comme l’épaisseur, la longueur et la dureté du clou. La largeur de la tête du clou aura également son importance en fonction des attaches dédiées à la suspension du cadre… Rien que pour notre exemple, nous nous situons déjà dans une opération complexe qui suppose de nombreux choix.
Si nous basculons dans le champ pédagogique, traitant de surcroît les facteurs humains au-delà des objectifs formels d’apprentissage, d’autres dimensions doivent nécessairement être prises en compte : dans quelles relations souhaitons-nous mettre les personnes, quelle place à leur expression (et sous quelles formes), quelle relation aux savoirs, quelles dynamiques individuelles et collectives, quels cheminements didactiques standardisés ou singuliers, quelle place au tâtonnement, à l’expérience, à l’erreur… ? Bref, de nombreuses questions complémentaires à traiter qui confèrent à la pédagogie la qualité d’art sophistiqué.
S’agissant des outils numériques, il peut être judicieux de se poser ces questions pour éviter de prendre pour acquis les évidences qui sont présentées sur l’emballage des produits. C’est que la pub – Attention : révélation ! - ne dit pas toute la vérité… Et que les usages obligés auxquels nous nous sommes habitué-e-s en temps de pandémie gagneraient à être évalués.
Lorsque l’application Teams (Microsoft) qui permet des réunions virtuelles annonce « À la maison, au travail ou à l’école, vos plus belles réalisations s’appuient sur le collectif1 », nous sommes en droit de nous demander de quel « collectif » le géant Microsoft se targue. En effet, même si l’application permet de réunir nos visages dans une seule et même pièce virtuelle, les prises de parole restent contraintes par l’application, les regards demeurent filtrés par l’écran de chaque participant-e, le « faire ensemble » sera affecté par les limites techniques de l’application, notamment la capacité à parler à plusieurs et à se répondre par micros interposés. C’est un collectif bien démuni sur le plan des relations, des regards, de la connivence, des conflits... qui se limite la plupart du temps à une succession de prises de parole...
Dans un autre registre, le logiciel Wooclap permet tant en présentiel qu’à distance de procéder à des votes interactifs, de créer des nuages de mots dynamiques ou des sondages en ligne. Sur leur site, le témoignage d’une ingénieure pédagogique en École polytechnique précise : « On est passé du silence en amphi à de la participation active. Je ne vois pas comment on pourrait revenir en arrière.2 ». Sauf que la participation active ne se résume pas au vote et à l’identification de la majorité… La question se pose du traitement de l’expression de chacun-e pour passer du cumul des expressions individuelles à une élaboration collective. Et c’est exactement la même interrogation quant au traitement des idées émises à l’occasion d’un brainstorming en présentiel. L’enjeu, ici, n’est donc pas l’outil, mais ce qu’il prétend rencontrer par son usage dans son contexte. Et pour Wooclap, il s’agit essentiellement de recueillir et de sommer des points de vue individuels rapidement. Un gain de temps qui fait l’impasse sur la précision des concepts, le regroupement des idées, le débat, la nuance...
Pour nous imposer ces outils numériques, des abus de langage sont apparus concomitamment. Par exemple, pour dépasser la dualité présentiel/distanciel, le numérique s’est également installé dans le présentiel sous le vocable de « présentiel enrichi ». De cette manière, en ajoutant une composante digitale à votre écosystème pédagogique en présentiel, celui-ci deviendrait - automatiquement - enrichi. Nous préférerons considérer que l’expérience sera nécessairement différente, mais de là à la qualifier d’enrichie par principe, il y a un pas que nous refusons de franchir. Tout dépendra de l’intérêt réel de l’apport numérique, qu’il faut jauger à l’aide d’un regard critique, sur les dispositifs pédagogiques et leurs effets, quels que soient les outils mobilisés…
Il ne s’agit pas ici de rejeter les apports potentiels des outils numériques, mais de les circonscrire à leur juste place, celle d’outils qui, comme d’autres, comportent des avantages et des inconvénients, sont adaptés à certaines situations mais inappropriés dans d’autres. La difficulté réside dans la présentation qui nous en est faite : les successeurs naturels d’autres outils, parce que telle serait la marche du monde...
Des dynamiques identiques ont émergé avec l’apparition de l’imprimerie qui allait supplanter la transmission orale, l’arrivée de la télévision qui allait tuer les livres et la radio, l’avènement d’Internet… Le constat est plutôt que les évolutions technologiques démultiplient les approches sans pour autant remplacer les plus anciennes. Et c’est tant mieux, s’il s’agit de pouvoir offrir nombre de possibilités pédagogiques.
Il faut souligner que, souvent, les innovations techniques, dans leurs fondements, poursuivent de nobles intentions de partage, d’émancipation et d’égalitarisme… Ainsi, la télévision a d’abord été conçue comme un média permettant une transmission massive de culture jusque-là impossible. Mais cette intention a été rapidement détournée pour que la télévision devienne un outil de mise à disposition de temps de cerveaux pour augmenter les ventes de produits de consommation... Une fois qu’il y a des enjeux économiques, d’autres enjeux apparaissent… D’où l’importance d’interroger les intentions qui se cachent derrière l’usage de l’outil et l’adéquation du choix de l’outil avec ces intentions annoncées. Et par-delà les intentions, quels chemins les outils choisis permettent-ils d’emprunter, sachant que les résultats seuls ne sont que peu de choses et que les démarches constituent l’essentiel des apprentissages.
Maîtriser ses outils
À la différence d’autres outils comme le marteau ou les Post-It3®, les outils numériques sont d’une complexité intrinsèque liée à leur conception, à l’habileté digitale relative de chacun-e, mais aussi dans les scénarios prédéterminés qu’ils proposent par défaut.
La plupart du temps, ils imposent des usages codifiés qui peuvent vite devenir des pratiques normées et disciplinées. Prenons les débats où la prise de parole est déterminée strictement par l’ordre des demandes (c’est la machine qui assure cet ordre au millième de seconde près). Dans ce cas de figure, la préoccupation que tout le monde puisse prendre la parole n’est plus le fait d’une attention partagée, mais la logique même imposée par l’usage de la machine. C’est comme cela que Philippe Meirieu convoque le concept de « délégation à l’objet4 », donnant pour exemple le porte-clé disproportionné dont les clés des chambres d’hôtel sont affublées pour éviter de les emporter en dehors de la réception. L’usage s’impose « naturellement », en dehors de toute négociation ou transaction.
Les outils numériques nous proposent donc des modalités d’action que nous ne devons plus penser par nous-mêmes mais qui sont suggérées par la machine. Ces usages deviennent rapidement les normes imposées par les machines et leur strict respect apparaît même comme une quasi vertu traduisant la maîtrise de l’outil. Bien évidemment, dans nombre de cas, cela peut nous faire gagner du temps, un peu comme disposer de rames de papier au format A5 directement plutôt que de découper des feuilles de format A4 en deux. Mais les routines installées demeurent et empêchent toute créativité ou tout détournement, particulièrement lorsque l’on sait que nombre de découvertes et de démarches créatives sont le fruit d’heureux accidents.
Tout étant déterminé à l’avance, même avec beaucoup d’options, il n’est plus possible de s’écarter des sentiers tracés. Le nombre d’émoticônes n’est en soi pas limité, mais il n’y en a qu’un certain nombre installé par défaut sur notre machine pour exprimer nos sentiments. Par ailleurs, celle-ci pourra nous proposer un classement qui reflète nos habitudes, mettant en exergue nos pictogrammes les plus couramment employés… Une invitation à la paresse, à répéter le même, à substituer l’habitude à la nuance, à limiter notre compréhension de nos propres émotions...
À tout cela viennent s’ajouter les algorithmes qui traitent des données permettant d’anticiper nos comportements ou d’en prescrire, dans le contexte de capitalisme de surveillance qui scrute nos comportements pour mieux nous contrôler...
Bref, nous avons donc les meilleures raisons du monde de nous méfier des outils qui nous sont présentés comme des facilitateurs, des adjuvants aux pratiques pédagogiques, des renforcements simples et efficaces… quand ceux-ci peuvent aussi contraindre nos actions, les orienter à notre insu, amplifier ou minimiser certains pans de réalité, limiter les choix, uniformiser les possibles !
Le numérique : ni miraculeux, ni diabolique
Une fois démystifiés et débarrassés des superlatifs qui vantent leurs mérites, les outils numériques finissent par apparaître un peu comme les autres, ni bons ni mauvais en soi, à condition de savoir comment les utiliser et à quelles fins. Il faut néanmoins reconnaître leur spécificité dans leurs effets amplificateurs et leurs manipulations sous-jacentes. Nier ces éléments serait d’une naïveté coupable.
Et pour ne pas rester hypnotisé-e-s face à eux, quelques questions semblent nécessaires pour les remettre à leur juste place. Comment ça marche ? Quels usages et pratiques favorisent-ils ? Rencontrent-ils les intentions pédagogiques que j’ai à l’égard des participant-e-s, tant au niveau des contenus que des modes de travail proposés ? Et encore, comment permettent-ils de faire le chemin des apprentissages ? Parce qu’apprendre nécessite un déplacement ; pas uniquement celui du corps qui se retrouverait dans un environnement nouveau, mais aussi dans sa tête en faisant bouger ses représentations et ses savoirs antérieurs, en réorganisant ses schèmes de pensée.
Outre les questions qui précèdent, les outils numériques peuvent également être sondés en termes de contributions par rapport à ce qui préexistait. Si j’utilise le numérique, est-ce que ce dernier vient se substituer à mes pratiques antérieures (sans nécessairement amener quelque-chose de plus) ? Est-ce que l’outil amène une plus-value, ou à l’inverse, ne déforcerait-il pas le dispositif tel un gadget distrayant l’attention des enjeux réels ? Répondre à ces questions permet de situer le bénéfice réel de l’outil numérique ou sa non-pertinence pour choisir son usage. La dimension économique ne doit pas non plus être ignorée au moment du choix. Le prix d’une rame de papier kraft n’est pas le même que celui d’un tableau blanc interactif, surtout si c’est pour utiliser ce dernier de la même manière que les bonnes vieilles feuilles de papier...
Trop souvent, nous sommes de simples usagers-usagères d’outils qui ne maîtrisons pas leurs logiques de fonctionnement, prenant les choses comme « allant de soi » alors que nombre de choix orientent les manières de procéder et les résultats obtenus. Ce manque de compréhension devrait d’urgence être comblé au regard de la place grandissante qu’occupe le numérique dans nos sociétés. Et c’est une préoccupation à investir dès le plus jeune âge.
Dans sa stratégie pour l’éducation numérique, la Fédération Wallonie-Bruxelles justifie la nécessité « d’investir dans les compétences numériques dès l’enseignement obligatoire pour donner à tous les citoyens la capacité et les moyens d’agir5 ». Gageons que cette intention dépasse l’usage du numérique pour en comprendre les logiques, articulant nécessairement la formation au numérique et la formation par le numérique. Cette approche doit comprendre la littératie6 numérique, les sciences informatiques et la programmation pour rendre les enfants et ados réellement en maîtrise des outils au titre de citoyen-ne-s éclairé-e-s.
Les outils, qu’ils soient numériques ou analogiques, ne peuvent être considérés comme bons ou mauvais par essence. Le Post-It n’est pas meilleur que Wooclap… L’inverse non plus ! Les outils restent, et c’est heureux, éminemment dépendants de l’usage que les humains en feront. Cependant, il ne faut pas négliger les impacts de l’usage de certains outils dans les comportements qu’ils induisent ou les amplifications qu’ils génèrent. Il s’agit que le matérialisme pédagogique reste aux mains des pédagogues, pas des machines ou des algorithmes.
1 https://www.microsoft.com/fr-be/microsoft-teams/group-chat-software, consulté le 7/01/2023
2 https://www.wooclap.com/fr/, consulté le 7/01/2023
3 Pointons ici également que Post-It est une marque déposée dont le nom s’est imposé dans les usages...
4 Notion empruntée à Bruno Latour et Luc Boltanski, développée par Jean-Louis Derouet dans le champ éducatif.
5 Stratégie numérique pour l’éducation, mise à jour 2019-04-01, http://enseignement.be/index.php?page=28101&navi=4540
6 Dans le domaine de l’éducation et de la didactique, on appelle littératie (ou parfois littéracie) les connaissances et les apprentissages fondamentaux qui permettent de préparer un élève à être autonome pour évoluer dans une société de culture écrite. (définition sur Toupie.org, consultée le 18/09/2022)

