CEMÉA : Avant d’interroger les questions liées au numérique, pouvez-vous nous dire ce qui vous a amenée à travailler avec des ados dans le champ de la santé mentale ?
Sophie Maes : Au fil de mes différents stages durant mes études de médecine, je me suis rendu compte que ce qui m’intéressait le plus, c’était le vécu du patient. Quand j’étais en gynécologie, je me demandais comment accompagner une maman enceinte après la découverte d’une malformation chez le fœtus. En ophtalmo, je m’interrogeais sur la manière d’accompagner une personne condamnée à perdre progressivement la vue. Au bout d’un moment, je me suis dit qu’il fallait que j’arrête de tourner autour du pot et que j’assume pleinement que c’était la relation à l’autre qui m’intéressait, la compréhension du fonctionnement mental d’autrui, sachant qu’on est fondamentalement différents les uns des autres sans trop s’en rendre compte. Une fois que j’avais compris comment le corps fonctionnait, je me suis intéressée à l’esprit… Et là, c’est un très vaste domaine dont on n’a jamais fait le tour. J’avais peur de m’ennuyer en tant que médecin, de devenir un « médecin technicien » qui reproduit les mêmes gestes tous les jours.
Et pour ce qui concerne les adolescents, ils nous ménagent tout le temps des surprises : le propre de l’adolescence, c’est justement « d’échapper », d’être là où on ne nous attend pas ! Avec eux, j’avais la garantie de ne jamais m’ennuyer. Les adolescents m’ont toujours touchée par leur capacité à mettre le doigt là où la mécanique ne fonctionne pas, à nous interpeller par rapport à la question du sens,des positions qu’on peut prendre en tant qu’adulte. Je les trouve particulièrement intègres, entiers. Cela peut nous mettre un peu mal à l’aise en tant qu’adultes parce qu’il faut pouvoir s’expliquer tout en reconnaissant effectivement ses failles et ses limites. Les ados sont de beaux miroirs, sans trop de concessions et je trouve cela particulièrement pertinent et intéressant. Ils amènent à un questionnement spirituel, existentiel… Ils nous font réfléchir !
C : Ces dernières années, le numérique occupe une place de plus en plus grande dans la vie des jeunes. Avez-vous constaté des évolutions chez elles et eux face à cette omniprésence numérique ?
S.M. : Il faut d’abord signaler que mon regard est d’une certaine manière biaisé, puisque je suis en contact avec une population de jeunes qui se trouve dans une situation de travail thérapeutique d’élaboration, d’introspection sur ce qui les agit de l’intérieur et pour mettre des mots sur leurs émotions, y trouver du sens. Je me retrouve avec eux dans quelque chose d’assez intensif pour déployer une capacité à se dire et penser.
Pendant la crise Covid, j’ai rencontré plus que d’habitude des jeunes qui venaient dire qu’ils étaient dégoûtés de la vie, qu’ils n’avaient plus aucune motivation à vivre, mais sans savoir pourquoi. Ils étaient vraiment en défaut d’élaboration, de capacité à pouvoir se dire, sans pouvoir expliquer pourquoi. C’étaient parfois des jeunes très culpabilisés, avec des idées suicidaires d’autant plus soutenues, parce que conscients de la chance qu’ils avaient au regard du milieu dans lequel ils évoluaient, mais qui ne se donnaient pas le droit, légitime, d’être en souffrance. Quand ces jeunes arrivaient en hospitalisation, ils se retrouvaient dans un groupe d’ados et, très vite, ils allaient mieux. Ils étaient de nouveau en contact avec leurs émotions et avec eux-mêmes.
C’est très logique quand on y réfléchit : quand un enfant vit une situation difficile et qu’il rentre à la maison, ses parents le remarquent, vont venir le questionner, font des hypothèses, l’aident à mettre du sens sur ses émotions et à trouver des perspectives. Les adolescents, avec les enjeux œdipiens, ne vont pas se confier à leurs parents comme ils le faisaient plus auparavant. Ils ont plutôt tendance à se confier les uns aux autres et n’ont pas encore l’autonomie psychique de l’adulte qui est capable d’introspection personnelle. Ils ont encore besoin de pouvoir être soutenus dans le fait de se raconter, de se dire et de trouver du sens. Et très clairement ils font cela ensemble : ils se racontent les uns aux autres pour autant qu’ils se côtoient.
Pendant la période Covid, les adolescents étaient particulièrement isolés. Et les réseaux sociaux n’offrent pas une proximité psychique suffisante que pour pouvoir se confier, partager véritablement des émotions avec autrui, avec un autre jeune et, ainsi, pouvoir petit à petit se comprendre soi-même. On voit bien ici les limites des outils numériques : les jeunes ont certes gardé des contacts les uns avec les autres, mais de manière extrêmement superficielle, ne permettant pas une vraie rencontre, un dialogue de psychisme à psychisme. Manifestement, le discours d’inconscient à inconscient ne passe pas par écrans interposés : on n’est pas du tout dans la même dynamique, dans la même sensibilité. Il y a quelque chose qui ne marche pas. Au travers des outils numériques, on peut avoir l’impression que les jeunes sont très en contact avec les autres, mais ce sont des contacts extrêmement superficiels qui ne leur permettent pas véritablement d’arriver à se découvrir eux-mêmes.
C : L’omniprésence numérique ne détourne-t-elle pas les jeunes de réels contacts sociaux entraînant, par conséquent, des effets dévastateurs ?
S.M. : Je pense qu’il y a un appauvrissement chez certains jeunes de la connaissance de l’autre et, conséquemment, de la connaissance de soi, par un usage effectivement trop important du numérique et des réseaux sociaux. En tant qu’adultes, on a pu croire que les jeunes allaient « kiffer » la période Covid durant laquelle il ne fallait pas aller à l’école et où ils pouvaient passer autant de temps qu’ils voulaient sur les écrans. Pendant que les parents télétravaillaient, on leur demandait de rester dans leur chambre. Mais on s’est rendu compte des dégâts.
Spontanément les jeunes ont tendance à être les uns avec les autres, de se chercher effectivement des amitiés. En plus, les amitiés adolescentaires sont très fluctuantes, comme leurs amours. Parfois elles sont très limitées dans le temps avec la nécessité de renouveler les amitiés ; les liens des groupes se font et se défont. Ils ont besoin de beaucoup socialiser. Et durant la période Covid, un jeune pouvait très rapidement se retrouver extrêmement isolé parce que les amitiés se défont, c’est normal, mais la possibilité d’en faire de nouvelles était particulièrement limitée. Les adolescents ont tendance à être grégaires, à se chercher les uns les autres. Regardez comment les jeunes se promènent dans la rue, collés les uns aux autres. Ils ont besoin d’une proximité physique, comme des chatons dans un panier. Ils ont effectivement besoin d’une proximité psychologique et physique avec leurs pairs, non seulement parce qu’ils servent de support identificatoire les uns aux autres, mais aussi pour penser ensemble. Un adolescent isolé pense nettement moins et se retrouve « en panne avec lui-même ».
C : Outre le rapport aux autres, les outils numériques suggèrent de se mettre en scène, de construire son image. Cela ne viendrait-il pas déforcer encore le rapport à soi ?
S.M. : C’est, en effet, l’avènement de la superficialité et de l’individualisme à tout crin soutenu par un fonctionnement sociétal néolibéral : nous cherchons finalement à nous satisfaire de ce que nous pouvons nous acheter plutôt que d’être dans une relation avec autrui et d’y trouver notre plaisir et notre intérêt. De plus, les réseaux sociaux ne reflètent pas ce que nous vivons au quotidien. J’ai souvent des jeunes qui déclarent que leur vie est nulle, qu’ils likent des potes qui ont des vies extraordinaires : ils sont tout le temps en vacances, ils mangent des trucs délicieux... Je leur demande alors s’ils croient vraiment que leurs potes vont se filmer dans les moments où ils sont en plein doute comme eux, au moment où ils pleurent, au moment où ils ne s’aiment pas ? Évidemment que non. Les réseaux sociaux donnent effectivement une image complètement biaisée de l’autre, de soi aussi, qui est artificielle, superficielle, dénaturée. Les jeunes sont finalement plus en contact avec l’image de l’autre qu’avec l’autre, et cela est source de souffrance et de mésestime par effet de comparaison. On n’est plus du tout dans un effet miroir qui permet de se découvrir, mais tout le temps en train de se comparer aux autres sur base de leurs meilleures photos mises en scène.
C : Est-ce que les médias sociaux, la culture de masse et la consommation ne nous endorment pas d’une certaine manière au moment d’un tournant civilisationnel ? Quels regards les jeunes avec lesquels vous travaillez portent sur cette situation ?
S.M. : Les Romains l’avaient déjà compris : « Du pain et des jeux. ». Les jeunes avec lesquels je travaille ne peuvent pas échapper à la culture et à la consommation de masse. Mais ce sont des adolescents en souffrance qui se posent des questions, qui sont dans un questionnement existentiel. Ils ne comprennent pas le fonctionnement de leurs parents, de leurs familles. Il y a quelque chose qui les rend malades, qui les révolte. Tout l’enjeu de la thérapie, c’est de les accompagner à se comprendre soi-même et à comprendre ce mal-être qui n’est en général pas très élaboré.
Ces jeunes sont confrontés aux angoisses de leurs parents, aux informations qui passent dans les médias. Et ils sont dans une perte de confiance par rapport au discours adulte et par rapport à une promesse qui n’est plus tenue par le contrat social. La question n’est parfois même plus celle d’un avenir meilleur… juste celle d’un avenir ! Et les jeunes avec lesquels je travaille se sentent aussi souvent décalés par rapport aux autres, à leur côté extrêmement superficiel. Ça les insupporte parce qu’ils ont l’impression de côtoyer des jeunes qui « vont bien ». Mais ceux qui vont bien, ce sont ceux qui ne pensent pas, sont dans l’immédiateté, s’envoient les derniers buzz…
Lorsqu’il y avait encore la promesse du social, du progrès de génération en génération, il y avait une voix tracée et possible : étudier ou aller travailler, se démener et trouver une place dans la société. Mais les jeunes qui sortent de la superficialité dans laquelle les réseaux sociaux les enferment, qui n’en peuvent plus de consommer, ils se réveillent et s’interrogent. Ils ont l’impression qu’ils vont devoir créer leur propre futur plutôt que de le recevoir en héritage comme toutes les générations qui les ont précédés.
C : Le fait que les outils numériques aient été pensés pour capter notre attention, cela ne nous détournerait-il pas de notre capacité à décider, faire des choix ? Et dans une certaine mesure, toutes les propositions des algorithmes ne nous confisqueraient-elles pas nos décisions ?
S.M. : Ce que l’on constate surtout, ce sont des positions de plus en plus radicales qui se prennent sous l’influence des réseaux sociaux où il y a une absence de débat. Une fois que vous êtes sur une plate-forme qui vous oriente en fonction des algorithmes vers des informations qui correspondent à votre schéma de pensée, vous êtes renforcés dans vos croyances et vous n’êtes plus en contact avec l’altérité. Les réseaux sociaux permettent de rester terriblement dans sa zone de confort et de ne plus être en contact avec soi ou l’autre. Il y a donc des jeunes qui peuvent être embarqués dans des formes de radicalisation à travers les réseaux sociaux, à cause des algorithmes qui sont là pour les entraîner vers ce qui leur correspond le plus. C’est un danger parce qu’on est amené à se retrouver dans une société qui fonctionne de plus en plus de manière binaire, sans nuance : on est pour ou contre, c’est blanc ou c’est noir... Il y a une réelle difficulté à pouvoir accepter de débattre, à trouver une position intermédiaire, à faire des compromis… sous couvert d’un individualisme forcené dans lequel on ne peut plus être limité par rien aujourd’hui et où l’autre n’est plus là que pour valider nos propres choix et n’a plus rien à dire.
On est dans une dérive impressionnante. Le wokisme est aussi porteur de cette dérive-là. Pour éviter que des personnes soient en marge, il faudrait que tout le monde soit marginal… Ce qui faisait auparavant tissu social et permettait l’organisation du collectif, est vécu aujourd’hui comme stigmatisant, injuste, inacceptable. Les individus qui composent notre société et vivent de plus en plus les uns à côté des autres et pas les uns avec les autres sont de plus en plus enclins à refuser de renoncer à des libertés individuelles pour pouvoir fonctionner. À ce moment-là, c’est une société où c’est la loi du plus fort qui prime.
C : Quels seraient les besoins d’encadrement des outils numériques d’après vous ?
S.M. : C’est très révélateur d’apprendre que les grands directeurs des GAFAM mettent leurs enfants dans des écoles sans écran. Ces grands directeurs savent bien que les connaissances en neurosciences ont été utilisées pour créer des outils numériques qui sont les plus addictifs possible. En tant qu’adultes, on n’a mis aucun frein, aucune règle qui limite un peu cet potentiel addictif parce que nous en sommes dépendants nous-mêmes. Aujourd’hui, c’est déjà la deuxième génération sous influence des réseaux sociaux. On peut se demander si c’est bon pour un jeune enfant de se retrouver au restaurant sur un écran plutôt que de colorier. C’est très efficace les écrans !
Ce qui m’inquiète, c’est de voir une maman qui promène son bébé dans un landau et qui n’a pas le regard posé sur son enfant, mais sur son GSM. C’est là que ça commence. Quand on défend « Pas d’écran avant l’âge de trois ans », c’est pour l’enfant certes, mais aussi pour le parent ! Il faut que les parents soient disponibles pour être dans l’interaction avec les enfants. Ce sont ces interactions-là qui tendent à disparaître, avec des enfants qui deviennent « addicts » aux écrans, mais surtout avec une pauvreté dans la capacité d’interactions avec les autres et, donc, de compréhension de ses propres émotions, dans sa capacité à gérer ses frustrations ou faire preuve d’empathie.
Aujourd’hui, ce n’est pas pour rien que les jeunes préfèrent suivre les informations via des influenceurs plutôt que via les médias traditionnels. Au moins, avec l’influenceur, vous avez l’impression (fausse) d’être dans un lien avec quelqu’un qui vous informe. Ça donne une apparence de liens que les médias traditionnels ne donnent pas.
C : Dans votre travail, avez-vous déjà rencontré des jeunes qui étaient littéralement dépendants, addicts aux outils numériques, qui ne pouvaient pas se déconnecter ?
S.M. : Jamais. L’addiction numérique, elle est contextuelle. Si vous changez le contexte, en fait, il n’y a plus d’addiction. J’ai eu des gens qui m’ont été adressés par des juges de la jeunesse dans une obligation de soins par rapport à des addictions aux écrans. Ils ne sortaient plus de chez eux, ils étaient extrêmement violents, pouvaient poser des actes délictueux pour pouvoir continuer sur leur écran, ne plus aller à l’école depuis plusieurs mois, voire plusieurs années… Bref, ils manifestaient tous les symptômes qu’on peut effectivement retrouver dans une addiction aux produits. Ils arrivaient terrifiés dans l’unité à l’idée de ne plus avoir leur écran, mais il n’y en a jamais aucun qui a montré un symptôme de sevrage quelconque. Très rapidement, le jeune sera accueilli par le groupe. Il râle, il peste, surtout contre les adultes, mais très vite il trouve des liens avec les autres et s’en réjouit. Il suffit souvent de quelques jours pour qu’il commence à avoir un regard critique sur ses anciens comportements.
Cela traduit une tendance à psychiatriser un problème : c’est plus facile de pointer ces jeunes en tant « qu’addicts aux écrans » plutôt que de réfléchir au contexte dans lequel ils se trouvent. Ces jeunes sont plus des victimes qu’autre chose. Ils sont victimes de vivre dans une société qui leur dit combien ils vont être heureux d’avoir un écran et de jouer en ligne. Les jeux en ligne sont particulièrement addictifs. Certains jeunes peuvent s’y révéler extrêmement performants, et pour ceux qui ne suivent pas à l’école, qui sont peu valorisés, être champion sur Fortnite, c’est une sacrée valorisation sociale qui leur arrive. Ce n’est pas normal qu’un jeune doive être champion sur Fortnite pour être valorisé. Ce n’est pas la question du fonctionnement sociétal ou familial qui va être interrogée, on va juste dire que c’est le jeune qui a un problème parce qu’il est addict aux écrans et qu’il n’est pas capable de se limiter face à quelque chose qui a été conçu pour qu’il tombe dans un piège.
Dans cette histoire, les adultes ne régulent rien du tout et n’accordent pas d’importance à la dimension relationnelle. La formation des enseignants ne donne pas suffisamment de place à l’importance de la relation à l’autre comme support de l’apprentissage et se centre trop exclusivement sur l’évaluation. On ne peut alors pas s’étonner que les enseignants soient surpris quand la qualité de leur relation à l’élève est pointée comme déterminante comme facteur d’apprentissage.
C : La crise sanitaire que nous avons traversée a laissé de nombreuses traces et la souffrance des jeunes n’a jamais été aussi criante. Pourtant, il semblerait que le monde politique reste sourd à la détresse des jeunes. Quelle est votre lecture de cette situation ?
S.M. : Les enfants et les jeunes ont été maltraités à l’école durant la crise sanitaire et rien n’a été fait pour leur permettre de revenir à l’école en parlant de ce qui s’était passé, pour prendre le temps de pouvoir reconstruire les liens. La guerre en Ukraine est arrivée et une peur a remplacé l’autre. Et on a dit : « Maintenant, on va mettre les bouchées doubles et on va travailler encore plus qu’auparavant pour rattraper le retard scolaire. » Ce n’est pas comme ça qu’on sort d’un traumatisme ! On est encore aujourd’hui dans les conséquences prévisibles de la crise Covid. On a demandé de mettre en place de la prévention, mais les autorités publiques ont transformé ça en détection précoce. Ça fait plus de chiffre la détection précoce... Quand on fait de la bonne prévention, il y a justement moins de chiffres parce que les jeunes décompensent moins, mais c’est difficilement quantifiable. On continue encore à attendre que les jeunes aillent mal pour leur mettre un psy sur le dos.
Faire de la prévention en santé mentale, c’est exactement les mêmes outils que ceux qui sont préconisés pour faire de la prévention contre le harcèlement scolaire. Il faut s’appuyer sur l’expression émotionnelle groupale dans un contexte de sécurité affective garantie par un cadre approprié et soutenu par les adultes, via des espaces de parole réguliers et répétés. Le partage d’activités communes garantit également une dynamique de groupe de qualité et le développement de capacités d’empathie chez les jeunes. Ces outils participent aussi à la prévention en matière de santé mentale : les jeunes sont moins isolés et peuvent, plus spontanément, s’appuyer les uns sur les autres quand ils sont en souffrance psychologique.
C : Quels seraient les conseils de prévention dans le champ éducatif que vous pourriez donner à l’égard des jeunes relativement aux dangers du numérique ?
S.M. : Il faudrait que les écoles aujourd’hui interdisent l’usage du GSM pendant le temps scolaire. Ça permet effectivement de refaire place à la relation ; les jeunes se parlent dans la cour de récré plutôt que d’être chacun sur son GSM. Ils risquent de râler, mais si c’était une règle générale, elle serait acceptée. Dans la plupart des unités de soin, le GSM est interdit pendant la journée parce que l’on se rend bien compte que, pour que ces jeunes puissent aller mieux, ils ne faut pas qu’ils se ferment aux autres en se réfugiant sur leur téléphone. Il faut qu’ils puissent participer aux ateliers, aux animations, aux activités d’expression etc., construire les liens dont ils ont besoin. On formule donc un interdit, mais on propose le contexte qui permet d’établir le lien. On ne peut pas juste interdire sans rien proposer derrière. Cela soutient aussi le collectif qui est souvent absent du milieu scolaire.
Mais attention que soutenir le collectif, ça ne veut pas dire organiser une animation permanente pour ces adolescents. Ils peuvent aussi être ensemble, avoir du temps libre et être en lien les uns avec les autres dans un groupe qui fonctionne bien, c’est-à-dire un groupe où il n’y a pas de harcèlement, pas de rejet, pas de stigmatisation… Or, dès que vous mettez un groupe de personnes ensemble, il y a une dynamique qui s’installe très rapidement avec le risque de l’apparition de boucs émissaires, de potentiels rejets, du harcèlement. Il est de la responsabilité des adultes qui organisent effectivement un collectif de veiller à ce que cette dynamique de groupe fonctionne bien. Et probablement que parfois, on préférera encore que les jeunes soient tous sur leur GSM pour empêcher l’émergence d’une dynamique de groupe-classe solide, solidaire, qui peut parfois inquiéter les enseignants. Les GSM sont alors des nounous portatives qui arrangent bien les adultes. Mais on est en train de détruire nos ados.
C : Est-ce que vous percevez aussi la difficulté aujourd’hui pour les adultes à tenir un cadre, qu’il soit thérapeutique ou pédagogique ? Particulièrement dans notre société qui suggère une forme de pouvoir de décider de tout pour soi, particulièrement dans les actes de consommation ?
S.M. : Moi, je suis pour la liberté ! Mais la liberté à partir du moment où on est capable de l’assumer, qu’on a la maturité suffisante pour pouvoir gérer cette liberté. On ne donne pas un volant aux jeunes de moins de dix huit ans. Ils doivent passer un permis de conduire. C’est aussi une restriction à la liberté. Mais c’est plutôt de l’ordre de la protection. Effectivement, la liberté individuelle s’arrête là où le collectif commence. Il s’agit de pouvoir être responsable de ses actes devant le collectif avant de revendiquer sa liberté.
C’est le pacte social de Rousseau que d’accepter que la liberté de chacun soit limitée par une règle commune qui garantit justement le fait que nous ayons tous des libertés équivalentes et des droits équivalents les uns par rapport aux autres. Sinon, on est dans la loi du plus fort. S’il n’y a plus de règles collectives et que c’est la liberté pour tous, la règle qui s’instaure, c’est la règle du plus fort ! Je n’ai pas envie de vivre dans une société où c’est la loi de la jungle qui prévaut : c’est à celui qui sera le plus armé, le plus musclé… Il manque, pour moi, aujourd’hui quelque chose de l’ordre de la protection. Nous ne protégeons pas nos enfants et nos adolescents.
Récemment, relativement au débat sur l’EVRAS, tout ce qui a été reproché l’a été d’une manière ou d’une autre en lien avec l’usage des réseaux sociaux ou d’Internet. Sur le principe, je suis totalement en faveur de l’éducation sexuelle en milieu scolaire puisque c’est à l’école qu’on doit apprendre le vivre-ensemble. La sexualité et la gestion de la sexualité en font partie. Ce qui a fait polémique, c’est, par exemple, l’utilisation de nudes1 : est-ce qu’il faut leur apprendre ou pas ? Mais les nudes, c’est par les réseaux sociaux que ça passe ! La pornographie, idem. Les prédateurs sexuels, c’est par Internet que ça passe aujourd’hui. On peut aussi parler des effets que peuvent avoir les influenceurs : l’influence sur des troubles alimentaires comme l’anorexie ou des pratiques en matière de scarification, voire les situations dangereuses dans lesquelles les personnes se mettent pour relever des défis qui circulent… Tout ça passe, finalement, par Internet de manière un peu systématique.
L’EVRAS est un outil qui a été pensé dans les années 1970-80 où le danger était l’absence d’informations. Mais aujourd’hui, le danger, c’est d’être en contact avec une sexualité qui n’est pas appropriée pour votre catégorie d’âge. Et là où on était au départ dans une ouverture, une plus grande liberté et une communication pour permettre aux enfants et aux adolescents de poser leurs choix en toute connaissance de cause, l’EVRAS loupe le coche en matière de sécurité. Maintenant, nos jeunes sont effectivement exposés à un danger qui n’existait pas dans les années 1970 qui passe effectivement par Internet les réseaux sociaux. Et nulle part, dans l’EVRAS, on ne reprend les interdits, à savoir qu’il existe une sexualité infantile, une sexualité juvénile et une sexualité adulte et qu’en aucun cas ces sexualités ne doivent se mélanger.
Quand on parle de l’usage des réseaux sociaux qui ne sont absolument pas régulés au nom de la liberté de chacun, on manque de protection vis-à-vis des enfants et des adolescents. Et quand je parle d’un interdit concernant l’usage du GSM à l’école, il faudrait effectivement l’accompagner d’un encadrement de la dynamique du groupe-classe. Il serait temps de faire place au collectif et à la relation à l’autre. Si l’interdit du GSM pouvait être accompagné par ces prises de conscience, on serait doublement gagnants, mais, pour moi, il y a quelque chose de l’ordre de la protection. Pas interdire pour interdire, mais interdire parce qu’il y a des limites et que les interdits doivent permettre de nous protéger d’un danger.
Quand les jeunes sont hospitalisés, ils savent que nous allons faire attention à la relation, que nous allons être dans une écoute de leurs difficultés, qu’ils vont vivre des expériences en collectif, qu’ils vont être encouragés à être en lien les uns avec les autres… Quand ils s’isolent dans leur chambre parce que ça ne va pas, les autres viennent les chercher et, si ça continue, ce sont les adultes qui arrivent. Il y a une bienveillance et une attention portées à ces jeunes. Du coup, ça fait sens ! Si c’est supprimer pour supprimer, qu’il n’y a pas cet accompagnement, les jeunes se révoltent, à juste titre.
1 Photos dénudées postées via Internet.

