De la nécessité de prendre soin des pouvoirs publics et des institutions pour faire société
Nous proposons ici, dans une perspective démocratique et de participation à la vie de la cité, de situer les individus dans des relations dynamiques avec les institutions et la société, de sortir du prisme du « tout à l’individu » centré sur des capacités singulières pour inscrire les citoyen-ne-s dans leur environnement et dans le champ politique.
Renforcer les pouvoirs publics
Il est un fait que nous vivons dans une société organisée, ayant développé au fil du temps nombre de structures qui permettent de faire société. Un contrat social s’est établi en acceptant de perdre une partie de nos libertés individuelles pour s’en remettre à la force publique, pour peu que cette dernière nous garantisse l’exercice de nos droits, nous protège et nous permette de vivre. Un renoncement à une part de « pouvoir » qui se retrouve dans les mains de l’État. Malgré certains rapports de force entre l’État et les citoyen-ne-s, l’appellation « pouvoirs publics » confie bien, in fine, du pouvoir au peuple par l’intermédiaire des institutions.
Les pouvoirs publics disposent donc, par délégation, de l’importante responsabilité de garantir l’intérêt commun. Pour ce faire, il importe que ceux-ci soient solides parce que régulièrement en proie aux conflits inhérents aux intérêts particuliers qui se confrontent, en phase avec les évolutions de la société (et l’écoute donc de celle-ci), de manière à pouvoir tenir un cadre assurant une vie (heureuse) pour chacun-e 2.
Considérant les pouvoirs publics comme une délégation de pouvoir émanant du peuple, le discours consistant à l’envisager exclusivement comme un coût pour un service « technique » est malhonnête sur le plan intellectuel. Il s’agit bien d’une question sociétale essentielle que de décider ce que l’on confie à la force publique, non pas au titre d’exécution de services, mais bien au titre de garantie de l’intérêt commun !
Le détricotage structurel des pouvoirs publics qui est à l’œuvre depuis certainement 40 ans, privilégiant les logiques de marché, les fonctionnements standardisés et industriels mondialisés échappant à tout contrôle, la marchandisation de pans entiers des pouvoirs publics (prisons, enseignement, santé…), constitue une attaque en règle visant à amoindrir le bien commun au profit des intérêts particuliers. L’État social s’est progressivement drapé de l’adjectif « actif », positif a priori sur le plan sémantique, mais aboutissant à des exigences de rentabilité comparables aux industries et, ce faisant, à appliquer leurs recettes...
Au fil du temps, les administrations publiques se sont vidées, le profil des personnes s’est largement transformé et technocratisé, les tâches se sont découpées… si bien qu’il est aujourd’hui compliqué d’avoir en face de soi quelqu’un-e qui parle couramment la même langue et comprenne les réalités des territoires administrés. Oui à la diversité des profils, à la professionnalisation, mais à condition de l’ancrer dans une réalité effective et éprouvée, dans une culture sectorielle qui ne s’improvise pas tant elle est le fruit d’une histoire et d’une culture qu’il faut pouvoir appréhender. Traiter de santé ou de pédagogie, dans une institution de proximité ou sur le plan régional, cela n’a parfois pas grand-chose à voir, ni dans les pratiques, ni dans les objectifs...
Et bien que les administrations publiques administrent pendant que les élu-e-s gouvernent, celles qui détiennent l’histoire et soutiennent la continuité du service public, ce sont bel et bien les administrations. C’est une fonction qu’il faut leur reconnaître, entretenir et préserver, soulignant que les administrations font lien dans cet exercice.
Légitimer les institutions comme actrices de la société
Pour notre propos, nous nommerons « institutions » les entités juridiques dotées de la personnalité morale, situées dans le champ non-marchand au sens où elles participent de politiques publiques et ne se situent pas strictement dans le champ économique et/ou commercial.
En considérant ces institutions tant dans leur versant d’établissement, de lieu physique et structuré que dans leur versant expérientiel, d’espace-temps vivant. Parce que les institutions, ce ne sont pas que des lieux, mais aussi « ce que nous instituons ensemble en fonction de réalités qui évoluent constamment : définition des lieux et moments pour... (emploi du temps), des fonctions (métiers), des rôles (présidence, secrétariat), des statuts de chacun-e selon ses possibilités actuelles (niveaux scolaires, comportement). Les rituels, les réunions diverses qui en assurent l’efficacité (maîtres mots, etc.) sont aussi des institutions 3. On comprend donc bien que se joue, dans ces institutions concomitantes, nombre de choses qui écrivent l’histoire et font culture.
En contact régulier avec les pouvoirs publics (parce que agréées, mandatées, contrôlées… par ces derniers), ces institutions constituent un lien fort entre les terrains et ses pratiques et la gouvernance et sa régulation publique.
Tantôt révélatrices, créatrices, exécutantes ou contre-pouvoir, ces institutions participent de l’organisation sociale et sont des lieux de vie et de travail, en contact avec différents publics qui composent la population.
Parallèlement aux évolutions des modes de gouvernance des pouvoirs publics, les institutions se sont professionnalisées et ont elles aussi été progressivement soumises à des phénomènes de standardisation, de renforcement d’une évaluation essentiellement voire exclusivement quantitative, à la nécessité de résultat (sorties positives des processus mis en place) et à l’augmentation de la charge administrative (citons récemment le registre UBO, les contrôles de l’AFSCA ou le RGPD), déplaçant d’autant une part de leur travail de terrain.
Autre phénomène également, les reconnaissances structurelles se sont progressivement, pour partie, transformées en « appels à projets », laissant aux seules mains des autorités l’identification des besoins et les modes de réponses appropriées et mettant les institutions en concurrence entre-elles. Alors que les institutions, au moment de leur établissement, s’érigent pour durer et pas simplement pour répondre à un problème… Ce serait aussi faire peu de cas du fait que les institutions développent une praxis et une culture en lien avec la réalité du terrain qui leur sont propres.
Toutes ces dynamiques ont progressivement et parallèlement fragilisé les institutions. Un peu en miroir des pouvoirs publics, la technocratisation, le découpage des tâches, le centrage sur la justification plutôt que sur le projet… ont aussi été le lot de l’évolution des institutions. Face à face ou dos à dos, de quoi pouvoirs publics et institutions peuvent encore se parler ?
Du devenir de la cité, des projets, de la réalité des publics ou de la conformité des pièces justificatives ou du format numérique du prochain appel à projet ?
Difficile aussi de discuter entre pouvoirs publics et institutions tant la tension s’est déplacée sur le contrôle plutôt que sur le projet, dans un rapport hiérarchique. Malgré l’approche soi-disant partenariale qui fait pourtant florès sur toutes les bouches et dans toutes les langues…
Une chaîne politique vertueuse
Face à l’enfermement des pouvoirs publics et des institutions dans les errements de la gouvernance moderne et de la société industrielle de consommation, il nous semble urgent de renouer avec le sens politique de l’action publique, renouant les relations et le dialogue entre le champ politique, les pouvoirs publics et les institutions.
Dans une triangulation qui identifie chacune des parties comme compétente dans son expertise, pour construire des politiques publiques et des évolutions sociétales cohérentes, praticables et porteuses de sens. Sans négliger, dans cette configuration, l’apport des institutions dédiées à la recherche ou les structures académiques telles les universités qui peuvent amener des éclairages et une dimension réflexive à cette dynamique vertueuse.
Pour ce faire, chacune des composantes doit être solide et en capacité de se confronter aux autres, de pointer des accords et des différends, d’être créative et ambitieuse, dans une confiance renouvelée qui accepte le conflit parce que celui-ci fait partie d’une démocratie aboutie.
1 / Il a été rappelé, mais sans doute pas assez fort, que ce qui soigne ce n’est pas l’institution, mais l’institutionnalisation, c’est-à-dire le processus de création, mais aussi de destruction dès qu’apparaît un risque de pétrification et d’hégémonie de telle ou telle institution. Il semble (alors) que la désinstitutionalisation (des révolutionnaires) et l’institutionnalisation (des institutionnalistes) ne soient pas très éloignées en tant que processus politico-thérapeutique (...). [Extrait de « Institutions : de quoi parlons-nous ? » Fernand Oury (1980), Texte reproduit dans la revue « Institutions » (Revue de psychothérapie institutionnelle), n° 34, mars 2004].
2 / Pointons les cotisations sociales comme un outil exemplaire de protection et de redistribution des richesses.
3 / http://www.meirieu.com/PATRIMOINE/fernandoury_institutions.pdf
SOURCES, POUR ALLER PLUS LOIN :
Institutions : de quoi parlons-nous ?, Fernand Oury (1980), Texte reproduit dans la revue Institutions (Revue de psychothérapie institutionnelle), n° 34, mars 2004 http://www.meirieu.com/PATRIMOINE/fernandoury_institutions.pdf
Pierre-Paul Maeter, L’enjeu de la démarchandisation (2019), intervention dans le cadre du Collectif 21 (www.collectif21.be)
Jean Blairon, La « réalité » des appels à projets : une analyse institutionnelle, Intermag, RTA, Juin 2013
L’associatif comme pilier démocratique de notre société, Collectif, CEMÉAction
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