La formation aux CEMÉA, un espace-temps pour prendre soin de soi et de l’autre

Dans l’histoire des CEMÉA, cette importance portée aux expérimentations et le soin accordé aux personnes sont présents dès les toutes premières formations. Gisèle de Failly, fondatrice des CEMÉA français, écrivait déjà en 1936 : « Dans l’éducation nouvelle, la tâche de l’éducateur prend des formes aussi nombreuses, aussi variées que le sont les circonstances de la vie : c’est quelques fois guider, instruire, aider à découvrir, redresser une erreur ; mais ce peut être aussi : aider à faire un lit, balayer, ce peut être simplement savoir attendre, savoir se taire. 1 » Pour prendre soin d’un-e participant-e, il faut toujours aujourd’hui aider, guider, instruire, attendre… et parfois simplement se taire.

Historiquement, ces principes sont nés des formations à l’animation proposées depuis 1948. En effet, dès ces premiers stages de « moniteurs-monitrices », sont vécus l’importance de la vie collective, l’utilisation des groupes de vie, les principes de l’expression libre ou du partage de la parole… Ensuite, ces mêmes principes et pratiques d’éducation active sont devenus les fondements des formations « petite enfance » et des formations « école » et ont peu à peu permis aux CEMÉA de toucher un public de plus en plus diversifié. Les intitulés de formation ont changé au fil des années, mais les principes et la manière de prendre soin sont restés les mêmes. 

Il en va de même au-delà des espaces de formation. Quand les CEMÉA organisent un festival du film d’éducation, qu’ils animent un webinaire pour une autre association ou orga-nisent une webradio, c’est toujours au départ des mêmes principes, des mêmes pratiques, des mêmes attentions à l’autre.

Dans cet article, nous vous proposons de brasser, au départ de l’espace de formation actuel des CEMÉA, tout ce qui permet de prendre soin des participant-e-s, tout ce qui constitue la bienveillance et la bientraitance du dispositif sur les individus.

Par le cadre

L’éducation active ou le mouvement de l’Éducation nouvelle sont tous deux associés dans l’imaginaire collectif à une absence de cadre, à un espace de « totale liberté », voire à de l’anarchie. C’est une des premières fausses idées sur l’éducation active qui circule dans le monde de l’éducation. L’éducation active ne peut en effet se vivre que dans un cadre défini, qui offre bien entendu une certaine liberté. Ce cadre est formalisé et est même parfois plus rigide que dans une forme plus traditionnelle d’éducation. 

En éducation active, le formateur ou la formatrice est garant-e du cadre, mais celui-ci n’évolue pas au gré de ses interventions : il donne place à tout ce qui est possible dans les limites qu’il définit et est donc un gage de liberté. Ce cadre a le pouvoir de rassurer. Nous avons tous et toutes des expériences où le seul cadre éducatif posé était celui de l’autorité de l’éducateur-l’éducatrice, de l’adulte. Pour pouvoir vivre autre chose, il faut donc que le cadre défini par l’équipe de formation soit une référence partagée. Pouvoir connaître « les règles du jeu », pouvoir définir les contours du cadre de formation, permet à chacun-e de se rassu-rer, d’y trouver une place et d’y agir.

Prenons l’exemple des activités d’expression aux CEMÉA et, plus particulièrement, l’organisation d’un atelier à l’aide d’une palette collective de peinture. Le cadre va définir la forme de l’atelier, les outils utilisés, leur disposition dans l’espace (le pinceau jaune sera replacé à droite du ramequin de peinture jaune et non ailleurs), jusqu’aux mouvements des participant-e-s, voire jusqu’à leurs interactions. Mais au-delà de l’apparence d’une certaine rigidité, ce cadre permet avant tout à chacun-e de vivre un atelier où l’expression individuelle sera la plus libre possible, tout en expérimentant un espace d’échange et de partage autour de la palette de peinture. Le cadre induit ainsi un mode de fonctionnement collectif tout en garantissant la liberté de chacun-e.

Quels que soient les publics concernés ou les thématiques abordées, toute formation aux CEMÉA commence par une explicitation claire de son cadre, par un rappel des contenus et des objectifs, par une présentation des principes de formation qui sous-tendent nos valeurs et des règles qui permettent la vie collective… Ce moment « de présentation » est primordial. Il n’est pas un moment de construction par le groupe, mais bien une explication du cadre par l’équipe de formation elle-même, qui pose les balises de l’action. Et même si le-la participant-e n’en perçoit parfois pas (encore) l’importance, ce moment permettra aux membres de l’équipe de s’appuyer sur ce cadre commun chaque fois qu’il sera nécessaire d’y faire appel. Il peut s’agir de choses toutes simples, comme lorsque le principe de « l’écoute active » est explicité et défini comme faisant partie du cadre en proposant que chacun-e puisse exprimer ses idées jusqu’au bout. Dès lors, dans un moment d’échange en groupe, celui ou celle qui interrompt une personne pour réagir « à chaud » pourra être rappelé-e à ce mode de communication bienveillante, non pas à travers l’autorité de la formatrice ou du formateur, mais par une référence au principe de formation posé dès le départ.

Ce moment d’explicitation du cadre et des principes de formation prend du temps, l’équipe y monopolise la parole (ce qui se reproduira peu, sinon jamais, dans le reste de la formation), mais il est donc surtout un garant primordial pour chacun-e. Et le temps qui est passé à le poser en début de formation n’est pas du temps perdu...

C’est à travers des détails, des « petites choses » que se cachent souvent les valeurs défendues et la manière de prendre soin des participant-e-s aux CEMÉA. Les questions du cadre de formation, des principes énoncés, des règles de vie à mettre en place sont, à chaque formation, rediscutées par l’équipe. Même si la thématique de formation vient connoter la manière dont ce cadre sera présenté aux personnes, il est, somme toute, assez immuable. Mais rediscuter sa forme en équipe à chaque nouvelle formation permet qu’il ne soit jamais parfaitement identique. Forcément, les objectifs de formation, la composition du groupe, la vision particulière de l’équipe de formation, viendront teinter cette définition du cadre. Le choix d’organiser des groupes de vie ou des groupes de travail, la manière de penser le temps de repas comme un temps de formation, le fait de donner de l’importance aux « temps formels » aussi bien qu’aux « temps informels » de vie commune… font toujours partie des préoccupations de l’équipe avant une formation.

Par l’accueil

Le monde de l’éducation, et en particulier le monde scolaire, s’adresse trop souvent au groupe en oubliant les individus qui le composent. L’unité d’attention et d’échanges entre enseignant-e-s, c’est en effet bien souvent le groupe-classe et non les individus. Peut-être parce qu’il s’agit de groupes importants et qu’il est plus difficile d’y individualiser la relation ? Aux CEMÉA, le « grand groupe » existe en formation, mais il est toujours structuré en sous-groupes, en « groupes de vie » de référence. Et un groupe de vie, c’est 5 ou 6 personnes maximum, pas 20 ou 25. Il y a donc une préoccupation d’accueillir LE groupe, de l’accompagner durant la formation, mais aussi de ne pas nier les individus et en cela, de ne pas sacrifier aux besoins du groupe les besoins individuels.

Le moment d’accueil des participant-e-s le premier jour de formation est essentiel. Cet accueil se prépare bien en amont : par la prise de connaissance de la composition du groupe, la découverte des prénoms, l’aménagement des lieux, la préparation du matériel.... Et le jour même, cet accueil se traduit par ce qui pourrait paraître de l’ordre du détail, mais qui ne l’est pas : proposer du café et du thé, dire bonjour à chacun-e individuellement, l’informer du lieu où il-elle peut déposer son manteau ou sa valise... En tant que formateur-formatrice, cela peut sembler futile ou lassant (il est vrai que ce moment peut se reproduire 15 ou 20 fois par an), mais si les équipes de formation sont habituées, pour les participant-e-s il s’agit souvent d’une première fois, d’un cadre à découvrir, d’un fonctionnement à apprivoiser… et il ne faut pas l’oublier.

L’accueil doit permettre à chaque participant-e de se sentir attendu-e, de percevoir qu’il-elle a une place dans ce qui va lui être proposé. Concrètement, le « panneau d’accueil », affiché dans le local de vie du groupe, permet à chacun-e de se sentir accueilli-e, par le fait de pouvoir y lire son prénom, de repérer son groupe de vie, d’y découvrir les horaires et le rythme de la journée de formation... 

L’attitude des formateurs-formatrices dans les moments d’accueil a aussi son importance. Le fait que le tutoiement soit une pratique aux CEMÉA n’empêche pas que ce soit questionné : « Je te tutoie par habitude, mais est-ce que cela te convient ? »

Lorsque les participant-e-s arrivent pour le premier jour de la formation, elles-ils trouvent un local installé avec une « table matériel », un espace de documentation, un coin doux... Le lieu aménagé est prêt à recevoir le groupe et chaque personne qui le compose : l’équipe a pensé à eux-elles, l’équipe les attendait. Cet aménagement n’est pas figé ou immuable : il va se réfléchir en équipe en amont et variera en fonction de la thématique de formation, de la composition du groupe ou des espaces mis à disposition. 

De même, et ce n’est absolument pas un détail, une attention constante des formateurs et formatrices est donnée à ce qu’il y ait le nombre exact de chaises dans le cercle. Le cercle de chaises est en effet l’un des outils de formation institutionnalisé aux CEMÉA et nous refusons qu’il suggère un quelconque message d’exclusion. Si « être la dernière personne arrivée » a comme conséquences qu’on ne trouve pas de place dans le cercle et qu’il faille ajouter une chaise en faisant se déplacer les autres, cela renvoie à la personne, consciemment ou inconsciemment, qu’elle n’était pas attendue, voire qu’elle n’est pas indispensable ou qu’elle n’a pas sa place dans le groupe, ce qui est particulièrement violent. À l’inverse, mettre des chaises supplémentaires dans le cercle peut donner l’impression qu’il y a des absent-e-s et que l’on attend encore quelqu’un. Une chaise trop peu ou une chaise en trop sont des marques d’inattention au groupe et aux individus. 

Chaque formatrice et formateur veille aussi à mémoriser rapidement les prénoms de l’ensemble des participant-e-s, quelle que soit la durée de la formation, car il est important que chaque individu puisse être identifié et reconnu par l’équipe et par le groupe.

Par des repères

Pour se sentir bien en formation, il faut que chacun-e puisse avoir des repères qui permettent de se rassurer et les balises nécessaires pour ne pas vivre que dans l’inconnu continuel d’un dispositif souvent déjà bien déstabilisant.

Très vite, l’équipe met ainsi en place des repères temporels ritualisés. Au-delà des horaires, formalisés dans la journée-type communiquée aux participant-e-s dès le moment d’accueil, commencer chaque journée par un temps d’échanges (appelé « agora ») autour de la vie collective peut en effet devenir un rituel. Chanter de grand matin peut en être un autre, comme entamer l’après-midi par un jeu extérieur, ou prendre un temps d’évaluation en fin de journée… En formation résidentielle, les temps de repas vont aussi rythmer les journées. Et le fait que certains se prennent en groupes de vie (constitués par l’équipe) et d’autres en groupes affinitaires contribue à créer d’autres repères.

Parfois, dans des formations résidentielles longues, il arrive que l’équipe s’autorise à modifier les rituels, à bouger les repères au bout de quelques jours : proposer un chant l’après-midi plutôt que le matin, mettre en place des activités plus longues qui vont dépasser le cadre de l’horaire-type, proposer un atelier d’expression le soir après le repas… Il s’agit de ne pas tomber dans la routine, dans la monotonie de rituels trop figés qui ne permettraient plus une réflexion sur le cadre proposé.

Si le découpage de la formation est institutionnalisé dans une « horaire-type » affiché sur le panneau d’accueil, le contenu de chaque temps de formation n’est pas précisé à l’avance. Cela permet à l’équipe d’ajuster, de tenir compte de l’ici-et-maintenant, sans devoir se contraindre à un programme annoncé. Cela permet aussi d’aller au bout de chaque activité, sans se presser, et de laisser le temps nécessaire pour le partage des vécus et l’expression des émotions, des tensions et des silences… L’activité du matin a pris plus de temps que prévu ? L’équipe peut décider de prolonger le temps d’échange après le repas ou de proposer une activité moins impliquante l’après-midi. Bien entendu, pour chaque formation, il y a le fil rouge que l’équipe s’est construit, des objectifs à atteindre et des activités envisagées dans une progression sur la durée – il ne s’agit pas d’improviser constamment - mais une grande place est laissée à l’observation des participant-e-s et du groupe, ce qui fait qu’aucune formation ne se ressemble. 

Que le contenu de chaque activité ne soit pas annoncé à l’avance permet aussi aux participant-e-s de se laisser porter par le dispositif, de se laisser surprendre... sans être déstabilisé-e-s par le fait qu’une activité, dans laquelle ils-elles s’étaient peut-être projeté-e-s, n’a pas lieu ou est modifiée.

« Qu’est-ce qu’on va faire après ? » - « Tu verras... » est un dialogue entre participant-e-s et formateur-formatrice que l’on entend régulièrement en début de formation. Il ne s’agit pas de ne pas répondre pour le plaisir de ne pas répondre, pour alimenter un quelconque rapport de pouvoir ou pour générer de la frustration. Il s’agit d’inviter à lâcher prise et à investir pleinement l’instant présent, sans être constamment dans la projection de ce qui va suivre et dans la simple consommation d’activités… « Tu verras », cela revient à dire « Fais-nous confiance », mais aussi « Fais-toi confiance ». 

D’autres types de rituels vont aussi se mettre en place, dans l’utilisation de l’espace cette fois. Telle activité d’expression aura toujours lieu dans le même local ; le moment d’accueil se déroulera chaque fois dans le local de vie du groupe ; le point de rendez-vous pour les activités extérieures sera toujours le même… Le cercle de chaises, même s’il peut se construire et se déconstruire au fil des activités, sera également un repère pour les participant-e-s tout au long de la formation, leur permettant par exemple de commencer chaque journée ensemble, chacun-e y étant attendu-e par une chaise vide. Chaque groupe de vie s’installera autour de la même table pour les repas et aura son local de référence pour les échanges en sous-groupes. La table matériel, le coin doux, les tables avec les jeux de société ou la documentation, aménagés par l’équipe avant l’arrivée des participant-e-s, resteront au même endroit, accessibles durant toute la formation… 

Dans un dispositif pédagogique parfois bouleversant, avec des méthodes d’éducation active déstabilisantes, les repères spatio-temporels et les rituels mis en place visent ainsi à structurer, rassurer, apaiser et prendre soin des participant-e-s en formation.

Par la place de la parole

La parole est au cœur du processus de formation en éducation active. Pas uniquement la parole « experte » du formateur ou de la formatrice, mais bien la parole de toutes les personnes qui font partie du groupe de formation. Pour accueillir la parole des participant-e-s, il est donc aussi important de pouvoir se taire, de pouvoir écouter, de pouvoir aider l’échange sans s’y placer en tant qu’expert-e. En formation, nous nous présentons toujours en tant que formatrice ou formateur des CEMÉA et faisons fi de nos parcours professionnels, de nos qualifications spécifiques ou de nos diplômes. Pour pouvoir travailler sur le vécu du groupe, pour que l’éducation active puisse avoir une place en permettant l’échange de pratiques, d’opinions, d’avis au sein du groupe, il est important que nous soyons perçu-e-s comme des professionnel-le-s de cette mise au travail du groupe et non comme des expert-e-s du contenu de la formation. C’est particulièrement vrai lorsque nous sommes face à des participant-e-s qui viennent en formation dans un cadre professionnel : ce sont elles ou eux les véritables expert-e-s de leur milieu de travail. Nous pouvons les faire échanger au sein du groupe de formation, soutenir l’échange et la construction collective, éclairer certains aspects par des éléments plus théoriques, formaliser des réflexions, mais c’est bien le partage de la parole et de l’expérience entre pairs qui est formatif.

La régulation de cette parole, le fait de permettre à chacun-e d’aller au bout de son propos sans être interrompu-e, de pouvoir parfois reformuler une parole pour qu’elle soit comprise de tou-te-s, sont des compétences indispensables à l’équipe de formation. Il apparaît, au fil des années d’expérience des CEMÉA, qu’il s’agit là d’un réel apprentissage. Peu d’adultes sont en effet rompu-e-s à une véritable régulation de la parole en groupe et ce, même parmi 
les professionnel-le-s de l’éducation. Veiller à ce qu’un-e participant-e ne monopolise pas la parole dans l’échange et pouvoir l’amener à « laisser de la place », sans en oublier la bienveillance qui lui est due, est tout un art. Comme celui d’aller chercher celui ou celle qui se cache, qui ne dit rien, mais qui a certainement des éclairages à apporter à l’échange en cours. Ce n’est pas un apprentissage facile, notamment car le système scolaire actuel n’agit que trop peu sur cette régulation de la parole : il encourage l’élève qui a de l’aisance à parler et à briller, tandis qu’il réduit au silence les autres, les enfermant dans un rôle de spectateurs-spectatrices. Le rôle de la formatrice ou du formateur consiste à rétablir ainsi un certain équilibre, à redistribuer les cartes, afin de faire émerger et réguler la parole.

La reformulation des propos est un outil puissant pour soutenir cette régulation. Parfois, un propos intéressant peut en effet être totalement ignoré par le groupe, parce qu’arrivé dans un moment de fatigue, de bruit ou de distraction... Le formateur ou la formatrice endosse alors le rôle de reformulateur-reformulatrice : en utilisant une périphrase ou un synonyme, en proposant une autre formulation (dont il-elle demandera la validation par l’auteur-l’autrice du propos initial), parfois simplement en répétant telles quelles des paroles qui n’auraient pas été entendues. Cette pratique permet à la personne d’être mieux écouté-e, mais aussi de pouvoir repréciser son propos et de l’affiner par un « c’est pas tout à fait ce que je voulais dire, mais… ».

La prise de parole dans un groupe (a fortiori s’il est nouvellement constitué) est une prise de risque pour chaque individu. Les éléments du cadre de formation, les principes énoncés lors de l’accueil du groupe, ont aussi pour objectif de créer un espace de parole sécurisé. Par exemple, le principe de « discrétion - ou de confidentialité - de bon sens » qui invite les participant-e-s, tout comme l’équipe de formation, à ne pas partager les propos singuliers en dehors du cadre de la formation, fait partie de la mise en place d’un cadre de confiance. 

Savoir que l’équipe de formation garantit que chaque parole sera entendue, qu’aucune réaction dénigrante ou méprisante ne sera acceptée, cela permet aussi très rapidement une sécurisation de l’espace de parole et garantit à chacun-e d’avoir une place et de pouvoir la prendre.

Dans tous les espaces de formation aux CEMÉA, il y a aussi une règle qui peut parfois passer inaperçue aux yeux des participant-e-s, mais qui a beaucoup d’importance : le fait d’obliger chacun-e à « parler en JE ». Nous vivons en effet une époque où le débat public est souvent « pour ou contre », sans nuances, où les amalgames, les stéréotypes et les « on » anonymes sont constamment convoqués dans certains médias, sur les réseaux sociaux… Parler de soi, pour soi, est aujourd’hui un véritable défi.

De plus, en formation, la vie en groupe et le sentiment d’appartenance qui se crée rapidement peuvent conduire à ce que les participant-e-s se réfèrent constamment au collectif via l’utilisation du pronom « on » (ou plus rarement « nous ») dès qu’ils-elles affirment quelque chose dans le groupe. Face à une affirmation aussi générale que « on agit tous et toutes ainsi en classe, ou dans la crèche, ou en plaine de vacances » ou des réactions englobantes comme « on n’est pas d’accord avec ce que vous dites » ou « on n’a pas compris la consigne », il est difficile d’apporter nuances et précisions. Le « on » englobe l’autre dans le propos et l’empêche de réagir à ce qui est dit en son nom et sans son accord, en le mettant dans une forme de conflit de loyauté vis-à-vis de celui ou celle qui a pris la parole.

Le « je » implique au contraire chacun-e dans une parole qui n’engage que lui ou elle et qui laisse à l’autre l’opportunité de donner son avis, sans toutefois le-la contraindre à sortir de ce faux collectif. Parler à la première personne est un outil de formation indispensable pour faire émerger les différences et les divergences d’idées dans le groupe, mais aussi pour déconstruire les amalgames et les stéréotypes.

Cette pratique est à mettre en lien avec celle qui consiste à « travailler la nuance » dans les échanges, en pointant les désaccords, les contradictions ou simplement le plus petit écart de point de vue. En éducation active en effet, il est intéressant de chercher à dépasser le sentiment du « on est d’accord sur tout ». Il est important d’aller titiller cette vision idéalisée du collectif, car c’est dans la nuance et la précision que chacun-e peut progresser dans sa ré-flexion et s’ouvrir aux idées des autres. L’habileté de l’équipe de formation consiste à amener le groupe à s’autoriser la confrontation d’idées, tout en garantissant le respect de chacun-e dans les opinions et réflexions qu’il-elle partage. Il s’agira de soutenir chaque participant-e dans l’expression et la gestion des émotions positives, des joies, des satisfactions, mais aussi des émotions négatives, des contradictions, des énervements, des compromis... liés à la vie du groupe. Au-delà de l’expérimentation d’un vivre-ensemble, la for-mation encourage ainsi l’évolution des représentations et des convictions, vers la construction d’un autre soi.

En faisant culture commune

Le temps est une donnée importante de la formation telle que nous la concevons. Ce n’est pas toujours possible dans tous les cadres, mais une formation longue et continue est toujours un souhait de nos équipes. Pour que l’éducation active puisse se vivre, il faut de la maturation, du temps... et un temps qui ne soit pas morcelé en heures réparties sur la semaine.

Il s’agit de pouvoir faire « culture commune » : de pouvoir créer des souvenirs partagés, propres au groupe, qui vont nourrir les échanges, favoriser les liens entre le « micro » de ce qui se vit dans la formation et le « macro » de ce qu’aborde la thématique de formation (ou ce qui se vit dans les lieux de pratiques des participant-e-s). Cette culture commune fait que certain-e-s vont revenir sur des échanges vécus la veille, faire des liens, construire leur propre chaîne de compréhension du sujet abordé.

Chaque formation, même si elle a le même intitulé qu’une autre, même si elle est proposée dix fois dans l’année, aura une saveur, un vécu, une dynamique et une culture différents. Le groupe va forcément connoter cette culture commune : c’est chacun-e au sein du groupe, tant participant-e que formateur ou formatrice, qui la construit. Elle peut se bâtir autour de mots spécifiques, autour de moments particuliers vécus ensemble, autour d’émotions communes.

Dans le livre « L’école réparatrice de destin »2, Paul Le Bohec, instituteur, camarade de recherche pédagogique de Célestin Freinet, évoque l’importance de construire cette culture de classe qui permet à chaque individu de faire culture commune au sein d’un groupe. L’espace temporel de formation est bien plus court qu’une année scolaire, mais rire ensemble dans un moment de jeu (même quand la thématique de formation n’a rien à voir avec le jeu), chanter d’une même voix, manger ensemble le midi, se lamenter en chœur sur la météo... toutes ces activités, tous ces moments formels et informels, permettent de créer cette culture commune et de pouvoir faire groupe dans l’échange et la construction d’un savoir commun. 

Cette culture commune, comme l’évoque encore Paul Le Bohec, est l’œuvre de tous et toutes dans le groupe, elle rompt le rapport de domination trop souvent vécu hors de ce type de cadre. C’est une autre manière de prendre soin de chacun-e.

Par l’observation

Une très grande part du travail des équipes aux CEMÉA est consacrée à l’observation du groupe et de chaque participant-e. Chaque formateur-formatrice pose ainsi en permanence un regard sur le groupe, ses dynamiques, ses interactions, son fonctionnement y compris en dehors des temps d’activités organisées, afin de donner à l’équipe les informations nécessaires pour en prendre soin, pour proposer les activités et les rythmes les plus intéressants, 
les plus adéquats possibles.

L’observation des participant-e-s engage une indispensable notion de non-jugement. Repérer qu’un-e tel-le s’isole souvent, ne veut pas dire qu’on va lui coller l’étiquette du-de la « non participatif-tive », du-de la « timide » ou de « l’asocial-e », mais qu’en équipe on va se poser la question de sa place au sein du groupe et de son vécu du dispositif. Cela nécessite de croiser les observations des différent-e-s membres de l’équipe, en faisant peut-être le constat que l’on n’a pas les mêmes questionnements, les mêmes inquiétudes ou les mêmes ressentis. 

Le rôle de la formatrice et du formateur est donc de regarder et d’écouter... pas seulement de voir et d’entendre. Il s’agit de faire un petit pas de côté, de s’effacer pour se mettre à la disposition du groupe et de prendre conscience de toutes les projections, toutes les résonances personnelles qu’un comportement ou les attitudes d’un-e participant-e éveillent en soi, afin de les neutraliser. Le travail d’équipe est pour cela indispensable.

Chaque soir, l’équipe de formation prend du temps pour évaluer la journée et pour préparer les activités du lendemain, en fonction du vécu et des besoins du groupe et non d’une grille pré-formatée de la formation. Dans les formations en résidentiel, l’équipe se réunit au sein même du local de formation : elle ne s’isole pas du groupe, elle reste visible et disponible pour tous et toutes. Un temps est aussi pris pour « faire le tour des participant-e-s », c’est-à-dire parler de chacun-e, sans exception. Pas uniquement celui ou celle que l’on estime en difficulté, pas seulement celle ou celui qui prend beaucoup de place dans le groupe : chaque participant-e est convoqué-e dans les discussions de l’équipe, y compris les plus discrets-discrètes. Il s’agit de croiser les observations et les ressentis, et de porter l’attention de l’équipe sur les personnes à éventuellement soutenir ou accompagner le lendemain. 

Il y a dans cette démarche une intention pédagogique liée à l’éducation active. Regarder vraiment un groupe vivre, c’est avoir une attitude active dans la situation, c’est être sans cesse vigilant-e pour analyser au mieux ce qui est vu et entendu, pour capter tous les indices nécessaires à la manière de prendre soin de chacun-e.

Former en éducation active revient donc à instaurer un cercle vertueux où l’observation n’est pas l’instrument de l’évaluation et de la classification ou déclassification des personnes entre elles, mais bien un outil qui permet l’attention à chacun-e et la bienveillance de tou-te-s.

Cet outil de formation qu’est l’observation ne s’acquiert pas de manière livresque, mais en le vivant et en… l’observant mis en œuvre par d’autres. C’est la raison pour laquelle chaque parcours de formatrice-formateur aux CEMÉA débute par le « surnombre », c’est-à-dire faire partie intégrante d’une équipe, de la préparation à l’évaluation de l’action, sans pour autant prendre part à l’animation des activités. Cette posture « du formateur ou de la formatrice en formation » permet d’observer pleinement les autres membres de l’équipe : écouter la manière dont ils-elles donnent les consignes, ani-ment les échanges, reformulent des propos... mais aussi regarder leur non-verbal, la manière dont elles-ils se déplacent dans le local pendant les activités en sous-groupes, leur façon d’animer un chant ou une ronde, etc. 

La place de la parole dans les réunions de l’équipe est primordiale : pour s’approprier les pratiques, le formateur ou la formatrice (en surnombre ou pas) peut questionner le dispositif, les postures et les attitudes de autres, interroger les habitus pour en découvrir les raisons liées aux valeurs et aux objectifs de formation. 

Laisser chacun-e faire son propre cheminement dans l’espace de formation, qu’il-elle soit participant-e ou formateur-formatrice, fait partie des principes même de l’éducation active et permet à chacun-e d’être réellement acteur-actrice de ce qui est proposé.

Par des aspects institutionnels

L’institution CEMÉA a pour intention de prendre soin des participant-e-s : directement via les dispositifs de formation, les méthodes, le cadre bienveillant mis en place, le regard posé sur l’apprenant-e, etc. et plus indirectement à travers le soutien et l’accompagnement des équipes de formation, pour que la bientraitance apportée aux formateurs et formatrices rejaillisse sur le public accueilli.

Cela commence bien en amont de la formation, par la manière de constituer les équipes, dans le souci que chacun-e y trouve sa place. Par exemple, pour que les nouvellement engagé-e-s ou les volontaires de fraîche date se sentent accompagné-e-s dans leur expérimentation des dispositifs pédagogiques, mais aussi que les plus chevronné-e-s puissent parfois être bousculé-e-s dans leurs habitudes ou leurs fonctionnements, apprenant ainsi constamment les un-e-s des autres. Au-delà des compétences liées à certaines thématiques de formation, la question de la composition des équipes peut également tenir compte des besoins et rythmes de travail de chacun-e, ainsi que des envies des formatrices et formateurs de s’essayer à autre chose ou au contraire de rester dans une certaine zone de confort.

Une autre manière de prendre soin des équipes est de programmer les actions de formation plusieurs mois à l’avance (même si les changements de dernière minute sont inévitables) et de communiquer cette programmation rapidement, pour que chacun-e puisse se projeter et s’organiser, mais aussi pour pouvoir y réagir, demander des modifications ou des aménagements...

Cette attention présente dans la composition des équipes l’est aussi dans des aspects de « confort » pendant l’action. Par exemple, il n’est pas toujours facile en formation non-résidentielle d’évaluer et de préparer la journée du lendemain, avant de faire deux heures de route en voiture pour rentrer chez soi. L’équipe a donc la possibilité de loger dans un lieu proche de la formation et la recherche de logement sera faite à son intention par l’institution. L’objectif est de décharger au maximum les formateurs et formatrices des contingences matérielles liées à l’organisation de l’action : en leur proposant de réserver un logement, en prévoyant certains repas, en mettant à leur disposition de la documentation, du matériel ou un véhicule pour se rendre sur le lieu de formation…

Une autre attention est la prise en compte des temps de préparation et d’évaluation par l’institution. Comme nous l’évoquons depuis le début de ce texte, nla considération portée au « prendre soin » des participant-e-s en formation est de tous les instants et demande dès lors beaucoup de temps : de la préparation en amont, de l’adaptation constante durant l’action et de l’énergie en aval où chaque formation nécessite un temps d’évaluation. L’action de formation se déploie donc bien au-delà des temps formels de présence des participant-e-s.

Cependant, pour beaucoup de pouvoirs subsidiants, ces temps en amont et en aval de la formation ne sont pas valorisés ou valorisables financièrement. Comme si l’on pouvait proposer une action pédagogique de qualité sans préparation, sans travail d’équipe, sans évaluation ou réflexivité...

Institutionnellement, les CEMÉA ont donc pris la décision de défendre l’importance de la préparation et de l’évaluation de l’action, en les prévoyant et valorisant systématiquement dans le temps de travail des équipes de formation.

Des principes, des valeurs, des intentions et surtout des actes

Au-delà des grands principes de l’Éducation nouvelle qui guident toutes nos actions, « prendre soin en formation », c’est avant tout, pour les formateurs et formatrices des CEMÉA, avoir une attention à une foule de détails qui, pris isolément, peuvent passer pour accessoires, mais qui en réalité donnent corps à nos intentions pédagogiques.

Prendre soin du groupe et de chaque participant-e, cela signifie poser un cadre de formation réfléchi, clair, formalisé, auquel chacun-e pourra se référer. 

Cela nécessite de proposer un accueil de qualité : (re)connaître chacun-e dans le groupe, penser les espaces, les horaires et les aménagements, prévoir le matériel, mais aussi prendre le temps de poser le cadre, d’écouter les questions, les craintes ou les résistances de début de formation. 

Cela implique d’installer des repères et des rituels, suffisamment solides pour qu’ils fassent sens et servent de référence, sans pour autant être rigides, afin qu’ils puissent évoluer en fonction des besoins et de l’intérêt du groupe. Prendre soin du groupe et de chaque participant-e, cela veut dire permettre que la parole émerge et circule, pour dire les choses qui se passent bien comme celles qui se passent mal. Encourager chacun-e à parler en son nom, à prendre conscience de ses ressentis, différents ou semblables de ceux des autres. Cela implique de créer la confiance : dans le cadre, dans le dispositif, dans l’équipe et en chacun-e des membres du groupe. C’est miser sur l’observation pour répondre aux besoins individuels et collectifs et pouvoir ajuster son action, dans un constant partage au sein de l’équipe, vigilante à ne pas projeter ses propres besoins ou craintes sur le groupe. 

Pour l’institution, cela nécessite d’avoir une attention aux participant-e-s à travers toutes les valeurs qui sous-tendent l’action de terrain, mais cela implique aussi de soutenir les formateurs et formatrices, de mettre en place un cadre de travail qui leur permette d’être centré-e-s sur le bien-être des participant-e-s. 

Prendre soin, ce sont des intentions qui obligent à s’impliquer dans des détails pour garantir un espace éducatif de tous les instants, par le collectif et au bénéfice des individus.

1 / https://ressources-cemea-pdll.org/spip.php?article44
2 / Le Bohec Paul, « L’école réparatrice de destin », L’harmattan, 2007.