Ce qui nous caractérise en tant qu’espèce humaine et nous distingue de l’espèce animale, c’est précisément notre « humanité ». Selon Wikipédia (1), « l’humanité est à la fois l’ensemble des individus appartenant à l’espèce humaine et les caractéristiques particulières qui définissent l’appartenance à cet ensemble ».

Il y aurait donc des caractéristiques propres à l’espèce humaine qui nous inscriraient dans l’humanité, en opposition à des comportements jugés inhumains. Ces traits caractéristiques seraient, quasi naturellement, tournés vers des valeurs positives telles la générosité, la solidarité, la reconnaissance de l’altérité…

Pourtant, un rapide regard dans le rétroviseur ou autour de nous peut semer le doute sur la positivité naturelle de notre humanité… Comment assumer notre humanité au regard des politiques migratoires, des colonisations, des conflits armés, de l’esclavage et plus généralement des rapports de domination (sexe, classe, race (2)) qui fondent bon nombre de nos rapports sociaux ? Notre « humanité », plutôt qu’un attribut positif par nature que nous pourrions qualifier d’essentialiste, relève vraisemblablement d’une construction, humaine et imparfaite, de nature culturelle, fragile, faisant l’objet d’évolutions et de tensions, de controverses, d’interrogations. L’humanité ne serait donc pas un fait lié inconditionnellement à notre existence, mais des principes moraux à matérialiser comme le fait par exemple l’approche piklérienne (3) dans le soin apporté aux jeunes enfants, une attention à portée humanisante…

Pour le coup, cette perspective nous place dans une toute autre posture et responsabilité à l’égard de « notre » humanité…

La Déclaration universelle des droits de l’Homme

Adoptée le 10 décembre 1948 par l’Assemblée générale des Nations Unies qui regroupait alors 58 états, le texte inspiré de la « Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen » de 1789 en France, bien que non contraignant, consacre au plan symbolique des droits inaliénables sur les plans civils, politiques, juridiques, culturels, économiques, sociaux… Le droit à l’éducation, à la liberté de pensée, de conscience de religion s’y retrouvent par exemple. Le droit à la propriété individuelle ou collective est garanti par l’article 17 et l’article 25 qui consacre le droit à un niveau de vie suffisant pour assurer sa santé, son bien-être et ceux de sa famille, notamment pour l’alimentation, l’habillement, le logement, les soins médicaux ainsi que pour les services sociaux nécessaires […]. Nous devons bien constater, plus de 70 ans plus tard, une importante marge de progression entre la proclamation des droits et leur effectivité au sein de notre société…

Le moment de la promulgation de la déclaration universelle, au sortir de la guerre 1940-1945, ainsi que sa portée universaliste doivent être soulignés. Face aux horreurs des guerres mondiales de la première moitié du 20e siècle et à un monde détruit sur les plans moral, humain, matériel et économique, l’idée de « plus jamais ça » constitue une importante source de motivation dans un élan international qui transforme considérablement nos organisations sociales (notamment le soutien public aux associations d’éducation populaire et de jeunesse, le renforcement et la pérennisation de la sécurité sociale, une meilleure prise en compte des individus et des réalités sociales…). Le monde s’interroge sur sa capacité à continuer d’exister en étant doté de l’arme nucléaire et dans sa capacité à commettre des horreurs. Les traumas de la guerre plaident pour fonder une société qui ne laissera plus la possibilité que cela advienne.

L’élan de fraternité de cette époque doit être interrogé sous l’angle de la place des pays vaincus et d’un certain ethnocentrisme occidental. La portée universaliste de cette déclaration universelle vaut-elle bien pour l’ensemble de 
l’humanité ?

Il s’agit en effet d’une construction, d’un texte de compromis, formulé par certains états dans un contexte donné et à une époque particulière. Pour sortir de cette interrogation, il y a lieu de distinguer les principes juridiques de la déclaration, qui s’appliquent partout dans le monde tant aux individus qu’aux peuples, des spécificités liées à des contextes pour envisager l’efficience des droits humains. C’est de cette manière que, comparant la Charte Africaine des Droits de l’Homme à la Déclaration universelle, Keba M’Baye (Les Droits de l’Homme en Afrique, Paris, É. A. Pedone, 1992) franchit l’obstacle d’un potentiel antagonisme entre les deux textes. Il considère la portée universa- liste du texte de la Déclaration universelle non dans une perspective uniformisante « car nous sommes dans un monde multiculturel, formé d’entités juridiques internationales, guidées par des idéologies différentes. En conséquence l’universalisme n’empêche pas la diversité... » (p. 44). Dans un contexte africain ou européen, la primauté de l’individu ou du groupe n’est effectivement pas la même…

Si l’on peut s’accorder sur la portée universelle de la déclaration, encore faut-il distinguer trois stades dans l’universalisme : la conception, la formulation et le contrôle ainsi que l’effectivité des droits humains. Et c’est bien du côté du contrôle et de l’effectivité qu’un important chemin reste à faire.

Par ailleurs, la formulation de la déclaration est régulièrement convoquée, ayant en quelque sorte été sacralisée tel un texte figé, quasi intouchable. Même passer des droits de l’Homme aux « droits humains » a été compliqué pour un tel texte alors que l’enjeu de l’égalité des genres n’est plus à démontrer (4) . Dès lors, après avoir fait référence à la déclaration, il est souvent bien difficile d’envisager son effectivité concrète. Ainsi, ce texte « construit et imparfait » nécessite que l’on s’en saisisse, d’y revenir, de l’entretenir, de le questionner, de le critiquer, de le faire évoluer… en fonction des contextes et des protagonistes, des effets constatés, des problèmes que son respect pose et que son application engendre. Au risque de ne plus être qu’invoqué tel un mantra, sans matérialité autre que symbolique, et de tomber dès lors en désuétude…

La Déclaration universelle des droits humains au service de la démocratie

La démocratie serait également une caractéristique et une nécessité pour nos sociétés contemporaines, démocratie comprise comme « système politique, forme de gouvernement dans lequel la souveraineté émane du peuple. [La démocratie politique est née dans la Grèce antique. Pourtant, ce n’est pas avant le 18e siècle que fut formulée la théorie de la séparation des pouvoirs (Montesquieu) et mis en place le suffrage universel (5) (États-Unis, 1776), qui en sont deux des fondements. Le respect des libertés publiques est au cœur même du fonctionnement de la démocratie dite aujourd’hui « libérale ».] » (6)

Au même titre que la Déclaration universelle des droits humains, la démocratie comme régime est régulièrement convoquée dans le débat public pour rappeler la souveraineté du peuple et, conséquemment, appeler à la participation du plus grand nombre.

Ainsi donc, la démocratie serait au service du peuple, voire de l’humanité... Probablement est-ce aller un peu vite en besogne, considérant sa mise en œuvre en tant que système de gouvernance, soit un ensemble de procédures qui garantirait la souveraineté du peuple par sa participation aux décisions. Et cette participation peut prendre bien des formes : représentative, directe, dialogique, avec panel citoyen, consultations de corps intermédiaires…

Dans son ouvrage « L’humanité est en nous » (2015), Roland De Bodt sous-titre « Pour une culture de la démocratie » . Ce faisant, il adosse au système démocratique une culture, autrement dit, une vision du monde, un idéal. Il ne s’agit plus exclusivement d’un système de gouvernance par le nombre, considérant la majorité comme ayant « naturellement » raison, mais d’imposer que l’exercice démocratique se réalise au bénéfice de l’intérêt général enten-du comme la réalisation des droits contenus dans la déclaration universelle. Sa proposition consiste à lier les principes de la Déclaration universelle des droits de l’Homme à la définition même de démocratie, orientant de facto cette dernière à l’idéal d’égalité, de liberté et de solidarité.

Il est un fait historique indéniable que des régimes, pourtant élus selon des formes démocratiques, ont agi contre l’intérêt général, voire ont commis des crimes contre l’humanité… Et aujourd’hui encore ! Dès lors, orienter la gouvernance démocratique vers la concrétisation des droits contenus dans la déclaration universelle semble particulièrement salutaire pour notre humanité. Roland De Bodt a d’ailleurs bataillé auprès des maisons d’édition des dictionnaires de la langue française (dont les titres les plus vendus) et de l’Académie française en vue de faire évoluer la définition de démocratie en la liant à la Déclaration universelle des droits de l’Homme.

L’humanité dans une société valorisant l’individualisme et la consommation

Faisant appel à la Déclaration universelle des droits humains et à la démocratie, nous tentons également d’opérer un équilibre entre droits individuels, gouvernance et devenir de nos sociétés, entre des intérêts particuliers et l’intérêt général. Et c’est bien sur base de ces deux dimensions combinées que l’on peut fonder une humanité (7) attentive à chacun-e et à tou-te-s.

Fragile équilibre entre l’individu et le collectif, particulièrement quand l’individualisme s’érige en posture appropriée de nos sociétés de consommation, que la privatisation des secteurs de la santé, de l’éducation ou de la culture éloigne peu à peu chaque citoyenne de ces biens communs en les rendant biens de consommation… La liberté de l’individu constitue la condition de sa subjectivité et sa capacité à penser l’intérêt général. Elle est bien évidemment nécessaire, pour peu qu’elle continue à s’inscrire dans le collectif, le bien commun… dans la perspective de la rencontre, inconditionnelle des droits humains.

A l’inverse, c’est la primauté des particularismes, des communautarismes… de tout ce qui différencie et met potentiellement en concurrence qui advient, banalisant et rejetant toute perspective universaliste comprise comme valable pour l’humanité entière dans toute sa diversité. C’est la compétition entre les populations ou à l’intérieur de celles-ci, la recherche d’un ennemi commun ou d’un bouc émissaire… Les slogans « Make America Great Again », « Nos pauvres d’abord » ou « CRS à Barbès » participent de cette logique d’exclusion et de primauté de certain-e-s sur les autres…

Une éthique comme horizon

Combiner les intentions et leurs mises en œuvre constitue un important travail culturel, absolument nécessaire au renforcement et au déploiement de notre humanité. Un travail nécessairement jamais fini (sauf à croire au paradis, mais après la mort…) qui impose rigueur de la pensée et exigence des mises en pratique, interrogation régulière de notre « contrat social » pour vérifier s’il est bien à la hauteur de notre humanité revendiquée.

Parce que si les inégalités de droits demeurent, si les systèmes de domination et d’exploitation persistent de manière cruelle, c’est que nous ne sommes pas arrivé-e-s à maturité de notre humanité.

Déjà Rousseau, dans le contrat social qu’il proposait en 1762, prétendait que « le droit de la force et l’esclavage sont contraires au caractère fondamental de la liberté humaine ». (8) Et Ricœur, dans sa vision d’une société démocratique, lui imposait des conditions strictes : « Est démocratique, une société qui se reconnaît divisée, c’est-à-dire traversée par des contradictions d’intérêt et qui se fixe comme modalité, d’associer à parts égales, chaque citoyen dans l’expression de ces contradictions, l’analyse de ces contradictions et la mise en délibération de ces contradictions, en vue d’arriver à un arbitrage ». (9)

De la nécessité de prendre soin de l’humanité

Nous l’avons vu, en combinant la Déclaration universelle des droits humains et la démocratie, notre humanité relève d’une construction, teintée d’idéal mais aussi en proie à des errements et des détournements, privilégiant parfois l’intérêt de quelques-un-e-s plutôt que l’intérêt général.

Qu’outre les intentions, cet échafaudage requiert réflexion, appropriation, évolutions, instruction, entretien, recherche, entraînement, tâtonnement… en bref, une réelle culture vivante au travail qu’il faut alimenter et dont il faut prendre soin. 

Ce n’est qu’à la condition d’un réel travail culturel autour des droits humains et de la démocratie que nous pourrons revendiquer œuvrer dans la perspective d’une humanité aboutie, mais nécessairement jamais finie. Car l’humanité ne peut se contenter d’être proclamée, elle doit se vivre.

1 / Définition consultée le 24/01/2021
2 / Dorlin Elsa, « Sexe, race, classe, pour une épistémologie de la domination », PUF, 2009
3/ À ce propos, voir CEMÉAction « Ce qui se construit avant 3 ans », Avril 2018 « L’approche piklérienne, une ressource pour les CEMÉA ».
4 / À cet égard, nous renvoyons le lecteur et la lectrice vers l’argumentaire développé par la Ligue des Droits Humains : http://www.liguedh.be/wp-content/uploads/2018/12/Analyse_LDH_Changement_de_nom_avril_2018.pdf
5 / Nous pouvons ici aussi nous étonner de la qualification « universelle » du suffrage tant les bénéficiaires de l’époque étaient peu nombreux (et pas nombreuses en l’absence de femmes) et que les débats demeurent aujourd’hui encore 
concernant le droit de vote à accorder à certaines populations, notamment issues de l’immigration.
6 / Définition issue de www.larousse.fr, consultée le 27/01/2021.
7 / Ici au sens de l’ensemble des individus appartenant à l’espèce humaine.
8 / cité par Rabby Sy Hamdou, L’universel fondement de l’humanisme, L’Harmattan, 2016, p 25.
9 / https://fr.wikipedia.org/wiki/D%C3%A9mocratie#D%C3%A9finition_de_la_d%C3%A9mocratie_par_Paul_Ric%C5%93ur

Sources : 

Roland De Bodt, Démocratie, lettre ouverte à l’Académie française, Éditions Luc Pire, 2000

Roland De Bodt, L’humanité en nous, Éditions du Cerisier, 2015

K. M’Baye, Les droits de l’homme en Afrique. In : Revue internationale de droit comparé. Vol. 45 N°3, Juillet-septembre 1993.pp. 723-726

Hamdou Rabby Sy, L’universel fondement de l’humanisme, L’Harmattan, 2016

Paul Ricœur et Joël Roman, L’idéologie et l’utopie, Éditions du Seuil, 1997

Jacques Testart, L’Humanitude au pouvoir ; comment les citoyens peuvent décider du bien commun, Paris, Seuil, 2015

Valentine Zuber, Le culte des droits de l’homme, Aux Sources (émission du 3/10/2015 sur www.hors-serie.net)

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