Les connaissances sur les processus de développement de l’enfant constituent un savoir précieux pour les professionnel-le-s et qui peut avoir un impact important sur leur travail. Les recherches dans ce domaine évoluent sans cesse et des découvertes récentes viennent compléter voire confirmer des résultats d’observations plus anciennes. 

Prenons le concept de néoténie humaine : l’être humain est le mammifère le plus immature à la naissance ; on peut dire qu’il naît, en quelque sorte, prématuré. Son cerveau n’est doté à ce moment-là que de 10% de ses connexions neuronales (1), le reste se construira plus tard (pendant toute la vie) en fonction de son histoire individuelle. Cette découverte des neurosciences (grâce à l’imagerie cérébrale par IRM) a mis en lumière l’étonnante plasticité cérébrale, qui éclaire d’un jour nouveau le débat entre nature et culture, entre inné et acquis, et nous met en même temps face aux enjeux éthiques considérables que comporte le fait de s’occuper d’un nouveau-né et d’un très jeune enfant. (2)

Autrement dit, les potentiels innés sont bien présents chez le nouveau-né, mais la qualité de leur développement sera influencée par l’action de l’environnement. Arrêtons-nous sur la découverte de la motricité libre par Emmi Pikler et ses collaboratrices suite à l’analyse de leurs observations longitudinales, bien avant l’avènement des neurosciences. Elles ont découvert qu’il existe un dynamisme intérieur, génétiquement déterminé, qui soutient la croissance intellectuelle et motrice, du même type que le dynamisme biologique qui porte à la croissance physique. Lorsque les besoins vitaux et de sécurité affective d’un bébé sont bien rencontrés, les différentes étapes de son développement moteur (les postures et les déplacements) s’enchaînent naturellement, toujours dans le même ordre et à partir de la position initiale à plat dos, sans intervention enseignante des adultes. En évitant la stimulation directe et ne les mettant pas dans des positions qu’ils et elles ne peuvent prendre ni quitter par eux-elles-mêmes, les enfants exercent librement la maîtrise de leurs mouvements et ceci se répercute tant sur leur sensation de bien-être corporel que sur le développement de toute leur personnalité. Elles et ils acquièrent de l’assurance dans leur corps, ainsi que de la prudence. Ils-elles apprennent à réagir avec adresse aux incidents inattendus et aux chutes qui peuvent se produire dans leurs jeux. Elles-ils développent des mouvements harmonieux et bien maîtrisés et ceux-ci participent à la construction d’une sécurité intérieure et d’une conscience de leur propre valeur, de leur compétence. En découvrant et en expérimentant leurs possibilités motrices, ces enfants développent un esprit d’initiative, une curiosité et un intérêt pour la découverte du monde, ils-elles font preuve d’attention et de persévérance dans leurs tentatives. Elles-ils découvrent le plaisir de l’activité riche, autonome et éprouvent un sentiment de réussite.

De nombreux ouvrages ont approfondi la motricité libre selon Emmi Pikler ainsi que son effet bénéfique sur le développement de la personnalité de l’enfant (son sentiment de compétence, ses capacités d’attention et de persévérance, sa confiance en lui-même…). (3)

La vitalité découvreuse

En observant des bébés qui exercent leurs compétences à leur rythme et explorent leur environnement avec les moyens permis par leur niveau de maturation, on est frappé par la puissance de leur élan vital (4) , de leur désir de découvrir et d’apprendre (la pulsion épistémophilique (5)) dans une attitude de questionnement (6) ,de leur envie de se hisser toujours plus haut (au sens propre comme au figuré). Cette vitalité découvreuse (7) est une source d’émerveillement et de plaisir pour les adultes qui se mettent en position observante 8 et font le choix de ne pas intervenir dans le processus de développement psychomoteur du petit enfant.

De cette place à petite distance, avec un regard réellement attentif sur l’activité de l’enfant et dans la sécurité d’un espace pensé et aménagé à sa mesure, il nous est donné de voir tout le travail que l’enfant fait très naturellement, poussé par son dynamisme intérieur. Et nous aimerions tellement que cet élan vital reste aussi fort plus tard, en grandissant, qu’il ait envie de s’investir à l’école ou dans ses loisirs, de découvrir et d’expérimenter, qu’il ne soit pas inhibé par la nouveauté… 

 Photo 1

Pauline et des expérimentations prudentes

Nous avons observé très souvent l’activité des enfants sur le module de psychomotricité « modèle CEMÉA », constitué de 4 marches, une passerelle munie d’une balustrade avec en son milieu un toboggan et sur le côté une petit échelle. (Voir photo 1)

Par exemple dans une vidéo de Pauline, 11 mois et demi,9 qui utilise ce module de psychomotricité pour la première fois : elle prend un très long moment pour monter les quatre marches ; avec beaucoup d’attention, elle essaye différentes solutions pour assurer ses points d’appui. Une fois arrivée sur la passerelle, elle la parcourt plusieurs fois avec des pas latéraux en se tenant à la balustrade.

Puis elle jette des regards hésitants en direction de la descente du toboggan. L’adulte, assise à proximité, s’approche alors en souriant et retourne avec délicatesse l’enfant pour la faire glisser à plat ventre, les pieds en premier. Celle-ci sourit aussi, mais son regard semble interrogateur. Une fois au sol, Pauline repart et monte, cette fois, les marches à toute vitesse. De retour au toboggan, elle retrouve ses mêmes hésitations et recherches, à nouveau court-circuitées par l’adulte qui la manipule physiquement pour la faire descendre.

C’est son élan vital qui a poussé Pauline à vouloir monter les marches et c’est encore cet élan qui la pousse à recommencer une fois les mouvements acquis à son rythme.

Mais comment comprendre cette différence de comportement de Pauline sur les marches de l’escalier et face au toboggan ? Il nous semble que le temps de ses tâtonnements et expérimentations prudentes, attentive à ses sensations internes lui ont permis une intégration des coordinations motrices nécessaires pour monter ces marches, alors qu’elle ne semble pas avoir appris le mouvement conduit par l’adulte pour descendre. « Pauline n’a pas eu l’occasion de chercher suffisamment par elle-même, elle n’a pas pu mémoriser la « bonne » position et les « bons » mouvements suggérés par l’adulte. » (10) De plus, l’adulte, par ses actions, a induit chez l’enfant l’idée qu’elle ne peut pas descendre seule, à sa façon. Que va-t-elle faire les prochaines fois lorsqu’elle voudra descendre ?

Parallèlement, comment interpréter l’action de la professionnelle dans cette séquence ? Dans une bonne intention, elle a très envie que Pauline atteigne le résultat qu’elle-même a en tête mais ne s’identifie pas à elle, qui a besoin de temps, de plusieurs essais et tâtonnements, de ressentir dans son corps les sensations d’équilibre et de déséquilibre pour s’exercer à les maîtriser. De plus, cette adulte ne semble pas tenir compte du fait que l’enfant ne manifeste aucune demande d’aide, comme si elle supposait qu’elle devait forcément en avoir besoin ou comme si une « bonne professionnelle » se devait d’aider l’enfant qui exerce sa motricité et joue. Or, peut-être qu’une intervention plus profitable aurait été de la remettre au sol (sans la faire glisser sur le toboggan) en lui expliquant qu’il est plus compliqué de descendre que de monter et qu’elle y arriverait sûrement plus tard. Son envie de chercher aurait été encouragée, soutenue et valorisée.

Simon, 15 mois, et la recherche de la difficulté

Dans une autre vidéo, avec ce même module, nous voyons Simon, 15 mois, qui descend les marches avec beaucoup d’adresse les mains en avant (voir photo 2). Ce passage fait souvent bondir les participant-e-s en formation, qui ressentent l’impulsion de se précipiter pour « attraper » l’enfant ! Et ce, même si tout au long de la séquence Simon nous a montré une bonne maîtrise de ses mouvements et un plaisir manifeste à exercer ses compétences, sous le regard confiant de l’adulte qui le connaît bien.

À quoi nous fait penser cette réaction impulsive des témoins extérieurs de cette séquence ? À l’attitude prophétique très fréquente chez les adultes qui pensent que l’enfant va tomber lorsqu’il s’adonne au plaisir de grimper, étape pourtant indispensable de son développement moteur. Pour citer Sylviane Giampino : « On peut avoir le plus beau
toboggan du monde, si ce que l’enfant entend autour c’est une suite de « Chacun son tour, non, on ne monte pas par la rampe, tu fais le tour, tu passes par l’escalier… », alors le toboggan, censé permettre aux enfants d’expérimenter leur motricité, le risque, l’impétuosité joue un rôle paradoxal de concentré d’interdits, de leçon d’inhibition. » (11)

Des risques mesurés

Or, l’élan vital qui pousse l’enfant à grandir comporte aussi la recherche de la difficulté ainsi qu’une certaine prise de risque, en renonçant à la sécurité du connu pour aller explorer de l’inconnu, pour apprendre et se construire. Il est fondamental que l’adulte témoin de cette recherche ne se laisse pas polluer par ses propres peurs et fasse suffisamment confiance aux compétences de l’enfant pour lui permettre de les expérimenter librement.

Le risque, nous y voilà ! Dans le domaine de l’éducation, la tension entre sécurité et liberté est aussi présente que dans plusieurs autres domaines de notre société. La peur qu’il arrive quelque chose à l’enfant est de plus en plus envahissante. Mais que serait la vie s’il ne nous arrivait jamais rien ? Vivre est un risque en soi, mais il peut être bien mesuré par l’enfant, lorsque celui-ci a eu la possibilité de construire la confiance en ses compétences et qu’il n’attend pas l’aide de l’adulte pour faire les expériences qui concernent la maîtrise de son propre corps.

L’action éducative indirecte, l’attente tranquille… des modalités du « prendre soin »

Les professionnel-le-s peuvent surmonter leurs peurs lorsqu’ils-elles connaissent bien les enfants, grâce à une relation stable et continue. Par leur observation régulière, elles-ils prennent confiance dans les compétences des enfants ici et maintenant. Leur connaissance des étapes du développement leur permet d’anticiper celles-ci et d’être dans une attente tranquille qui les aide à ne pas les forcer.

Pour l’adulte, permettre à l’enfant d’expérimenter ses propres compétences - motrices et autres - ne signifie nullement ne rien faire. L’action éducative est souvent indirecte et invisible : plus que de faire faire ou d’enseigner, elle consiste à soutenir l’enfant et le valoriser dans ses acquisitions et ses explorations, à l’accompagner dans ses doutes et ses questions. Cela se traduit par une attention et un intérêt pour ses petits progrès qui entretiennent, encouragent cet élan développemental ; par des propositions de matériels, d’objets qui viennent nourrir son activité ; par des paroles qui vont dans le sens de son action, sans pression sur un résultat à obtenir. L’aménagement et le réaménagement de l’espace, le choix réfléchi des objets et jouets ainsi que leur présentation constituent autant d’interventions indirectes.

Tout cela n’est possible que si l’adulte a véritablement intégré l’importance de permettre à l’élan vital de s’exprimer et profondément accepté que son rôle n’est pas de montrer ni de faire faire à l’enfant, mais bien d’incarner une présence tranquille et sereine qui a confiance et est disponible en cas de besoin. Comme le dit Bernard Martino : « Qu’est-ce qui est stimulant pour un enfant ? Peut-être en arriverait-on à envisager l’hypothèse que ce qui est véritablement stimulant pour un enfant, c’est justement d’être en présence d’adultes qui ne cherchent pas à le stimuler… » (12)

1 / Vidal Catherine, « La plasticité cérébrale, une révolution en neurobiologie », in « Les chemins de l’apprentissage », Spirale n° 63, décembre 2012.
2 / Golse Bernard, postface du livre « Les premières années de bébé », de G. Appel, éd. érès, 2019.
3 / Citons notamment : A. Szantö-Feder, « L’enfant qui vit, l’adulte qui réfléchit », Paris, Puf, coll. « Le fil rouge », 2016 et E. Pikler, A. Tardos, « Grandir autonome – recherches présentées » par R. Caffari, Toulouse, érès, coll. « Pikler-Lóczy », 2017.
4 / L’élan vital désigne dans la philosophie de Bergson une tendance créatrice de la vie, qui se développe à travers les organismes particuliers, assure la continuité de l’espèce et engendre l’évolution des êtres.
5 / En psychanalyse, la pulsion est une force biologique insconsciente et permanente qui suscite une certaine conduite. La pulsion épistémophilique est la force qui pousse l’enfant à satisfaire son besoin de devenir autonome en cherchant à faire des expériences, à comprendre et à maitriser son environnement.
6 / A. Szantö-Feder, op. cit., p.381-383
7 / Giampino Sylviane, « Le pari d’un équilibre possible : être parent, travailler, élever ses enfants, les confier à des professionnels de qualité », conférence au colloque « Bébés d’ici et d’ailleurs : quel accueil dans le respect de la diversité », Bruxelles les 12 et 13 mars 2009.
8 / La fonction observante fait partie des 3 fonctions de la position professionnelle définie par le Référentiel psychopédagogique pour des milieux d’accueil de qualité, Bruxelles, éd. O.N.E., 2002.
9 / « Intégrer sa motricité », DVD, CPPA, www.cg94.fr
10 / Simon Bogaers Nicole,« Aidez-moi à apprendre par et pour moi-même » in « Les chemins de l’apprentissage », Spirale n° 63, décembre 2012.
11 / Giampino Sylviane, op. cit. Photo 2
12 / Bernard Martino, « Lóczy, une école de civilisation », DVD disponible aux Éditions Érès.

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