Initialement, ce texte n’était pas prévu pour ce CEMÉAction. Il résulte d’un télescopage entre la rédaction d’autres textes sur le sujet de « Prendre soin » et l’écoute d’une émission de France Culture autour du rire (1). Dans cette émission, Nicolas Go, philosophe de l’éducation que le groupe École des CEMÉA a déjà pu entendre à plusieurs reprises, parle du rire et d’une pédagogie de la joie. De cette association est né le questionnement initial de ce texte. La joie fait-elle partie des processus de formation, d’animation, d’accompagnement d’équipe, que nous mettons en place aux CEMÉA ?
La notion de joie en éducation est fortement liée à la pensée du philosophe Spinoza. Elle se veut être un appel à se débarrasser d’une vision du monde entre espoirs et craintes, une vision qui nous pousse à développer ce que Spinoza appelle « les passions tristes » (haine, envie, jalousie…), qui réduisent l’humain à un état de servitude, c’est-à-dire de passivité. Pour sortir de ce va-et-vient entre espoirs et craintes, l’humain n’a comme unique choix qu’une recherche de ce que Spinoza dénomme béatitude et que nous pourrions nommer sagesse. Une sagesse qui se nourrit d’un certain optimisme, non pas en ignorant, en masquant les douleurs de la vie, mais en cherchant à en amoindrir les conséquences par une recherche de la joie. Une sagesse qui se fonde sur un rapport joyeux au monde, quelles que soient les conditions et sans réserve.
L’éducation active aurait-elle donc dans ses fondements l’idée de rechercher une certaine sagesse et prendrions-nous soin de nos participant-e-s par une forme de joie délibérément optimiste ? Plongeons d’abord dans ce concept de « pédagogie de la joie » que développe Nicolas Go.
Dans « L’art de la joie » (2), Nicolas Go prend le parti de poser un regard sur le jeune enfant dans ses premiers apprentissages. Il nous explique que l’enfant est à la recherche de joie, non celle du simple plaisir, de l’assouvissement d’un désir, mais d’une joie liée, comme le nommerait Célestin Freinet, à l’augmentation de sa puissance de vie. La joie qu’il ressent à se redresser en grimpant au pied de la table familiale, n’est pas une joie narcissique d’augmentation de son pouvoir sur l’objet ou le monde qui l’entoure, mais bien une augmentation de sa puissance de vie. Chaque nouvel apprentissage devient dès lors une nouvelle capacité à explorer le monde un peu plus loin. Nous le comprenons facilement pour l’apprentissage de la marche ou de la parole, il est plus difficile de l’imaginer pour des savoirs plus socialement construits. Pour apprendre l’accord du participe passé ou la formule de l’aire d’un polygone en éducation active, il ne devrait pourtant pas en être autrement. L’éducation devient l’art de rendre nécessaires ces savoirs à l’augmentation de la puissance de vie de l’élève. Si l’accord du participe passé permet au jeune de communiquer, de convaincre, de militer, de partager, il quitte la place d’un savoir froid à mémoriser-restituer, il devient un pas vers une nouvelle opportunité d’aller « voir ce qui se cache » un peu plus loin.
C’est cette recherche, cette nouvelle possibilité, qui engendre la joie telle que nous la présente Spinoza. Notre société et notre système scolaire ont fait de cette joie un plaisir de dominer l’autre, de le supplanter, voire de l’écraser, pour au final développer principalement une passion bien triste : l’éternelle compétition.
Dans le monde de l’Éducation nouvelle, nous entendons de plus en plus parler de recherche du bonheur. Nicolas Go différencie très nettement bonheur et joie. La recherche du bonheur est une action totalement individualiste, c’est l’augmentation d’un bien-être propre que l’on peut facilement rapprocher d’un capitalisme du bien-être individuel, un culte du « bonheur à tout prix » qui ne serait qu’accumulation de bonheurs personnels et qui peut aussi se forger au détriment de l’autre. La joie se partage, se collectivise. Quand l’augmentation de la puissance de vie est au centre de l’éducation, la joie de chacun-e devient une joie du groupe. Chaque évolution du groupe fait progresser l’individu, mais aussi la collectivité, tout le contraire d’un système de compétition où tout progrès individuel déconstruit la joie du collectif. Comme l’écrit Nicolas Go : « Il convient aussi de distinguer les joies et les bonheurs égoïstes, ceux des privilégiés, qui n’ont pas à affronter la détresse de conditions sociales déplorables et peuvent se payer le loisir d’être « heureux » ; ou le bonheur, la joie de ceux qui se retirent du monde pour une vie dite alternative, repliée sur elle-même, laissant les autres se débrouiller avec les injustices dont ils ne peuvent sortir. »
Cette joie et cette sagesse ne peuvent être présentes que si la souveraineté des individus est réelle. Ils-elles doivent être auteurs et autrices de leur vécu. L’éducation active promeut le fait que l’enfant, l’apprenant-e, soient mis-es dans l’activité, qu’elle soit physique, mentale ou les deux : il-elle est acteur-actrice du moment, n’en est pas simple spectateur-spectatrice (comme dans une transmission de savoirs). Cependant, la notion d’acteur ou d’actrice renvoie à l’image du comédien ou de la comédienne à qui la mise en scène dicte le moindre de ses gestes, la moindre expression du visage et parfois même le sentiment qu’il-elle se doit d’avoir. L’Éducation nouvelle se veut donc mettre l’enfant, le-la participant-e, non seulement en action, mais dans la situation d’être l’auteur ou l’autrice de ses apprentissages. Le choix est ainsi une constante aussi bien en formation qu’en animation aux CEMÉA : les ateliers à options ou les ateliers permanents permettent d’être dans une souveraineté d’acteur-actrice et, si l’on y ajoute l’expression libre, la place de la parole, l’écoute active et bien d’autres choses, cette souveraineté s’installe et perdure.
Nicolas Go n’exprime pas autre chose et élargit même cette notion de souveraineté en affirmant : « Il y a une dimension éthique de la joie, comme mode de vie, que nous voulons coopérative et égalitaire pour tous en éducation, afin d’expérimenter la puissance transformatrice de l’affect commun fraternel : c’était déjà ce que faisaient, par exemple, les « amis » des écoles philosophiques de l’Antiquité grecque. Il ne s’agit pas là simplement de cultiver un bonheur personnel, laissant les autres à leurs tourments, mais d’expérimenter en commun la possibilité d’une vie joyeuse, précisément fondée sur une forme particulière de ce commun : la forme sociale coopérative de l’émancipation intellectuelle. Mais laquelle ? Celle où tous et chacun sont souverains, et non exécutants ou assujettis (on peut parfaitement s’assujettir à une institution coopérative). La souveraineté peut se formuler simplement comme ça : « c’est nous qui décidons ».
Il y a aussi une dimension politique de la joie, comme enthousiasme révolutionnaire. Car la joie est une force (pas une faiblesse) et que les pouvoirs dominent plus facilement sur un peuple déprimé et découragé (passion signifie passif 3). L’association des joies pour la définition politique d’une société égalitaire, où tous et toutes sont souverain-e-s (souveraineté du peuple, ça ne signifie pas choisir un représentant), est cohérente avec la pratique éthique de la coopération en éducation. Les enfants, les ados, les adultes, expérimentant en contexte éducatif les joies et la puissance collectives d’une vie souveraine (sur soi-même, sur le travail et sur la vie collective) sont disposés à contribuer à une organisation égalitaire de la société (à venir, mais dès à présent). »
Malheureusement, la société qui nous entoure et le système scolaire dans lequel ont vécu nos participant-e-s ne sont pas régis par cette sagesse, cette joie, cette recherche de béatitude éloignée des plaisirs tristes. Notre travail en formation consiste donc à restaurer la confiance de ce désir de joie, à permettre à chacun-e de retrouver la joie d’augmenter la puissance de vie qu’il-elle avait pu ressentir en se redressant pour la première fois à l’aide du pied de la table familiale. L’apprentissage (et la vie ?) tel que nous le concevons ne peut se nourrir que de désirs. Notre action vise bien souvent à per-mettre aux personnes de retrouver la confiance en ce désir d’augmenter leur puissance de vie, d’élargir leurs possibles. C’est sûrement en cela que l’éducation active est la voie la plus joyeuse de l’apprentissage.
Explorons à présent nos différents champs d’action pour y découvrir comment les CEMÉA prennent soin par la joie, par la recherche de sagesse...
L’animation et la formation à l’animation apparaissent comme les champs d’action où cette notion de joie est sans doute la plus facile à percevoir. Ils constituent aussi le berceau de nos actions puisque ces champs furent tous deux présents dès les premières années des CEMÉA belges, dans les années ’40. Le choix de mettre en place des séjours et plaines de vacances propres à notre organisation a pu
permettre d’y instaurer cette recherche de la joie-sagesse, qui est au cœur de l’action d’animation. Prendre du plaisir à jouer ensemble, à construire un objet en bois, à peindre, à s’exprimer, sont tous des temps prévus pour cette joie. Le choix assumé des CEMÉA de défendre le besoin absolu des enfants à un temps de « vacances » durant les vacances, un temps où l’on ne fait rien pour apprendre mais où tout est apprentissage, correspond parfaitement à cette pédagogie de la joie. Nous refusons l’esprit actuel d’instrumentalisation des temps de vacances pour les transformer en prolongation des temps de rentabilisation cognitive de tous les espaces de l’enfant.
Concernant l’importance du choix de l’enfant sur sa vie, nombreuses sont les pratiques de nos centres de vacances qui garantissent cette souveraineté... et cela commence dès le réveil. Un réveil échelonné où chacun-e se lève à son rythme, selon ses envies, ses besoins, où l’enfant peut décider seul s’il-elle a envie de se retourner encore un peu dans son lit ou s’il-elle a envie de s’habiller pour aller jouer alors qu’il n’est que six heures du matin… Pour l’enfant, c’est déjà un sacré contrôle sur ce qu’elle-il vit. Et tout le reste de la journée, lors des temps d’activités, les choix seront garantis grâce au fait que les animateurs-animatrices n’ont pas prévu toutes les activités de la semaine et qu’ils-elles sont à l’écoute des désirs du groupe et de chaque individu qui le compose.
Et puis, il existe toutes ces joies simples qui permettent de faire groupe. L’une des plus souvent citée dans les souvenirs d’enfance des ancien-ne-s participant-e-s de nos plaines et séjours de vacances, ce sont les moments de chant collectif. Il n’est pas rare qu’ils-elles nous rechantent l’une ou l’autre chanson qui ont marqué séjours et enfance. Ce plaisir de faire groupe autour d’une chanson partagée sur le chemin de la cabane ou lors du rangement d’un atelier a une symbolique claire d’une joie où chacun-e apporte sa voix à une voix commune, celle d’un chœur commun.
Les jeunes qui viennent en formation d’animateurs-animatrices expriment aussi souvent cette même joie de faire un jeu dans les bois ensemble, mais aussi de partager la gestion de la vie collective. Pour beaucoup, avec du recul, ils-elles parlent de leur stage de base 4 comme d’un moment important de découvertes personnelles. Certain-e-s jeunes verbalisent aussi très souvent en formation l’impression d’être écouté-e-s pour la première fois, d’être reconnu-e-s par le collectif, alors qu’ils-elles se sont bien souvent senti-e-s en marge du système scolaire.
Ces constats posés par des participant-e-s posent la question de ce système. Nous ne pouvons qu’affirmer aujourd’hui, que dans la majeure partie des cas, l’école n’est pas vraiment un lieu de joie, mais plus de souffrance. Les recherches actuelles sur les neurosciences ont démontré l’importance de l’état moral de l’apprenant-e dans ses capacités à progresser, mais l’école reste trop souvent un espace où la compétition, passion triste par excellence, est la seule motivation présente. L’école fait grand cas de la mémoire, mais dans ce qu’elle a de mécanique. La connaissance liée à la joie de l’augmentation de potentiel de vie est bien plus ancrée que celle de la seule mémorisation d’étude. Elle n’est cependant que peu recherchée dans le milieu scolaire. L’apprentissage y est trop souvent lié à une notion d’effort plutôt qu’à celle d’une joie de « se grandir ».
L’espace de l’extrascolaire aussi est essentiel dans ce rapport à la joie. Paradoxalement, c’est l’espace où l’on demande le moins de diplômes et qui est le moins bien rémunéré, mais où le « prendre soin » revient au niveau de l’individu et pas seulement du groupe. Pour cela, il faut que les conditions d’accueil le permettent, ce qui n’est pas toujours le cas. Il est intéressant de constater que les souvenirs joyeux des adultes sur leurs années d’école sont très souvent liés à ces moments : récréa-tions, voyages scolaires, mercredis après-midi… Toute la place donnée à la liberté dans ces temps, depuis l’instauration du décret
« Accueil Temps Libre » en 2003, a permis d’y promouvoir une certaine souveraineté de l’enfant sur ces moments. Il peut choisir son activité, en changer, ne pas subir ce que d’autres ont préparé pour lui, mais faire ses propres choix. Ne peut-on pas voir dans cette « petite » liberté l’origine de la joie des enfants
dans ces moments, quand ils sont pensés et organisés pour leur permettre d’exercer leur souveraineté ?
Au final, l’éducation est un milieu de plus en plus analysé de manière pseudo-scientifique pour en faire, par des visions de nouvelle gouvernance, un espace de plus en plus cadenassé, aseptisé, où la notion de plaisir, de joie, est de moins en moins présente. L’enfant doit y être sérieux, motivé, concentré, disponible aux apprentissages, mais pas joyeux ! Au contraire, l’expression de la joie est souvent perçue comme une agression à l’institution ou à l’autorité de l’adulte. L’humour y a souvent peu de place : c’est sérieux, l’école. Cependant, nous avons tou-te-s le souvenir d’un-e professionnel-le de l’éducation que nous avons croisé-e et qui maniait l’humour comme « arme pédagogique » bien efficace.
La pédagogie de la joie n’est-elle pas au centre de tout le mouvement de l’Éducation nouvelle ? Non pas dans une quête du bonheur narcissique, mais bien dans une recherche de sagesse et de joie libératrice. Il s’agit au final d’un véritable projet de société, comme l’écrivait Adolphe Ferrière en conclusion du premier congrès de l’Éducation nouvelle à Calais en 1921, il y a tout juste cent ans. Il est temps de consentir à un projet différent pour l’éducation. En tant que parent, chacun-e vit la dualité de l’espoir et de la crainte. Chaque parent espère le meilleur pour son enfant, mais nourrit aussi la crainte de son avenir. Il est l’heure de sortir de cette dualité pour rompre avec le pessimisme qu’il engendre et voir, comme le disent les CEMÉA depuis trois quarts de siècle, l’éducabilité de chacun-e plutôt que de prédire l’échec de la majorité. Prendre comme point de départ que tous et toutes peuvent réussir quelque part, c’est avoir la sagesse et la joie de croire en chacun-e. Et faire le pari que cette croyance et cet optimisme auront des conséquences sur la réussite de tou-te-s.
Il est une chose que nous affirmons depuis longtemps : prendre soin par la joie, celle de vivre ensemble, d’évoluer en groupe, de (se) grandir les un-e-s avec les autres et non contre les autres, est un gage d’une société plus humaine et plus enthousiasmante.
1 / Podcast de l’émission « Rire philosophique et enfance du rire » du 1 avril 2013
https://www.franceculture.fr/emissions/pas-la-peine-de-crier/rire-philosophique-et-enfance-du-rire
2/ Go Nicolas, « L’art de la joie », Ed. Livre de poche, 2012
3 / https://dictionnaire.orthodidacte.com/article/etymologie-passion : En latin, le verbe pati, qui veut dire « souffrir », a donné le mot passio, « souffrance ».
4 / Première étape du parcours de formation, qui dure huit ou dix jours, en résidentiel.
Photo by Jacqueline Munguía on Unsplash