Le pouvoir émancipateur des pratiques culturelles
Pouvoir lire et dire le monde, avoir la possibilité de questionner notre rapport à ce qui nous entoure, envisager le futur et le créer… C’est dans cette vision que s’inscrivent les pratiques culturelles émancipatrices, celles de l’éducation populaire. Quel que soit le moyen ou le mode d’expression, et plus largement encore, quelle que soit la façon de donner ou de créer du sens puis de le partager. Et qu’en est-il de la culture ? Comment s’articule-t-elle à notre capacité de nommer et donc de transformer le monde et parfois même de le « réparer de telle sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible ? » 2
Le terme « culture » peut s’entendre sous plusieurs acceptions. Cerner ce qui est « naturel » de ce qui est « culturel » chez l’être humain est une question philosophique qui continue d’alimenter des débats sans fin. Nous assumons ici une vision de la culture au sens d’être au monde comprenant le langage, l’expression, la façon d’être, de nous mouvoir, d’entrer en relation, d’être ensemble… autant que les productions « culturelles » comme les œuvres d’art ou les traités de philosophie, qui en sont l’une des formes valorisées. La culture est ici étroitement liée à l’existence, au vécu, à l’expérience, elle est imbriquée dans nos perceptions ainsi que dans nos narrations.
Nous soutenons, en nous référant à Paulo Freire ou Maurice Merleau-Ponty, que le monde n’est pas un objet donné une fois pour toutes et qu’il n’y aurait « qu’à le découvrir ». Au contraire, les interactions avec le monde suggèrent nombre de possibilités d’interprétations qui permettent progressivement d’élaborer notre propre image faite grâce à nos organes sensoriels et aux stimulations qui arrivent à notre corps. 3
Pour mieux comprendre ce principe, considérons ce que voit un chien et ce que voit un être humain. Leur perception du même objet au départ de leurs stimulations respectives ne sera pas identique… Cela ne veut pas dire pour autant que l’un verrait mieux que l’autre. La perception constitue donc déjà une narration, une interprétation. En considérant la culture au sens le plus large, on comprend bien qu’elle se construit au niveau organique dès la perception. Nous ne pouvons pas nous empêcher de donner du sens aux choses qui nous entourent. Cette capacité et ce besoin de créer du sens sont peut-être ce qui différencie le vivant du non-vivant.
La culture est donc intrinsèquement liée à nos perceptions du monde et donc à la relation que nous instaurons avec lui. Elle structure nos représentations du monde que nous interprétons à travers des « lunettes » culturelles que nous faisons évoluer sans cesse.
Chaque relation, chaque échange, chaque interaction… cristallise du sens, une vision, une narration, une façon de se mouvoir, de regarder et de comprendre le monde. Tous ces « cristaux de sens » (en évolution perpétuelle) constituent la « culture ». C’est une élaboration collective continue qui dépasse les individus tout en don-nant forme à leur expérience.
Un sens donné, au moment où il est compris et partagé, contribue à constituer un « horizon de sens » dans lequel d’autres personnes peuvent se situer. Ma perception n’est plus seulement la mienne, elle est aussi influencée par celles des autres. La forme que je donne aux choses sera imprégnée par la forme que d’autres leur ont donnée. Cela peut alors se traduire de différentes manières : par une posture, un mouvement, une émotion, mais aussi par le langage, la parole, l’expression graphique, musicale, corporelle… Il s’agira d’une nouvelle narration, d’une nouvelle interprétation qui, à partir du moment où elle est exprimée, existe et à laquelle il faudra se confronter. Chaque acte expressif qui émerge crée un sens nouveau, il ouvre une nouvelle possibilité de voir le monde, une nouvelle perspective.
Le pourvoir d’agir par la culture
La culture exerce donc un pouvoir de conditionnement. Pourvoir, nous devons faire des choix. Nous choisissons d’exclure ou de définir ce qui est en avant-plan et ce qui sera en arrière-plan. Nous le faisons grâce à des procédés parfois inconscients ou intuitifs liés au fonctionnement biologique de notre corps, notre éducation, mais aussi de manière orientée et consciente, par exemple, lorsqu’un chercheur ou une chercheuse essaie de comprendre un phénomène ou d’en donner une nouvelle explication.
Bien que la culture nous conditionne, elle ne nous détermine pas pour autant puisque nous prenons part activement à son évolution. Elle est le produit de l’échange entre les personnes, c’est une création collective constante, chacun et chacune y joue un rôle, consciemment ou pas. Une langue ne vit pas si personne ne la parle, une idée n’existe pas indépendamment des personnes qui la pensent. La culture n’est donc pas neutre mais un outil éminemment politique qui peut asservir ou libérer un sujet, un peuple, une nation.
Dans "Pédagogie des opprimés", Paolo Freire dénonce « le fatalisme » et « l’objectivisme » comme puissants instruments d’oppression. Le fatalisme est pour lui une attitude typique de la pensée libérale qui fait croire aux gens que « le monde est comme ça, il n’y a rien à faire » 4. C’est le « There is no alternative – TINA » de Margaret Thatcher, c’est la politique d’austérité imposée de nos jours comme seule possibilité, ce sont les gouvernements de technocrates… Ce sont tous ces actes profondément politiques déguisés en actions purement techniques et faussement réputées « neutres ». Le but de ces mystifications est d’empêcher au maximum la possibilité de voir les choses d’une autre manière pour, au final, faire accepter un certain état des choses, des rapports de force et de domination comme « naturels ». La critique à l’objectivisme va dans le même sens : penser le monde comme un objet et les êtres humains comme récepteurs sur lesquels la réalité doit s’imprimer le plus fidèlement possible signifie oublier le rôle actif que jouent les êtres « pensants » dans la perception du monde et leur ôter leur pouvoir de modifier leur environnement. Le risque est bien que la culture dominante transforme la réalité en Vérité : « les choses sont ainsi, et vouloir les changer, ce serait aller contre-nature ».
« Tout être humain peut se développer et même se transformer au cours de sa vie, il en a le désir et les possibilités » affirmait Gisèle de Failly en 1957 lors de la formulation des principes des CEMÉA au congrès de Caen. Paulo Freire parlait lui d’« humanisation » en considérant que « la soif de recherche, l’inquiétude, le pouvoir de créer sont des caractéristiques fondamentales de la vie et qui en prive d’autres êtres est en train de détruire la vie » 5.
L’être humain, pour être pleinement humain, doit accéder à un « plus-être » qui le consacre en tant que sujet d’humanité plutôt qu’objet aliéné. Ce « plus être » est lié à la capacité fondamentale de créer et re-créer le monde : si l’être pleinement humain est un être libre, il s’agit ici « d’une liberté pour créer et construire, pour découvrir et aller à l’aventure » 6.
Plus que la « Culture » comme synthèse des productions artistiques et créatives existantes qui prendrait soin « par nature » de notre humanité, ce sont plutôt certaines pratiques culturelles qui accompagnent les êtres humains ou, mieux, qui donnent des outils aux personnes pour prendre soin d’elles-mêmes en tant que sujets. Empêcher l’accès à la culture, mais aussi la définir principalement comme ce qui est produit par une élite « exceptionnellement douée », c’est priver tout le reste de la population de sa capacité de nommer et donc de transformer le monde.
La culture, pour qu’elle reste émancipatrice, doit nécessairement prendre un rôle actif dans sa création même, particulièrement pour les personnes qui en sont éloignées ou considèrent ne pas y être autorisées. Avec un groupe de chômeur-euse-s peu scolarisé-e-s et placé-e-s en marge de la société, mener un atelier d’écriture collective pour aboutir à la publication d’un livre de fiction édité par une maison d’édition reconnue prend alors un sens profondément politique. C’est une manière de résister contre un système qui considère les personnes « sans emploi » comme « inactives », en redonnant à chacun et chacune la légitimité d’exister en tant que sujet dans la société. « On voit tout à coup la personne elle-même grandir. Changer. Devenir différente. Oser dire « non », oser dire « merde » […] Tout à coup,du jour au lendemain, quelque chose est là sur la table. Une façon de dire le monde, de parler de l’avenir. »7.
C’est dans cette vision que s’inscrivent les pratiques culturelles de l’éducation populaire, soutenant l’accès à la culture par la démocratisation de celle-ci, mais surtout redonnant la capacité d’expression au plus grand nombre par la démocratie culturelle.Il s’agit de soutenir l’expression de toute la population. De faire (re)découvrir à chacun-e la possibilité de créer du sens, de donner sa lecture du monde et d’y trouver de la valeur.
L’être humain, disait Paulo Freire, a une « vocation ontologique d’être émancipé » 8. La réappropriation de la création, se découvrir créateur-trice actif-ve de culture, avoir un rapport critique avec les lectures du monde qu’on reçoit, avec le sens que d’autres ont créé et partagé, c’est se réapproprier une partie importante de notre existence et de notre humanité. Tel est le pouvoir émancipateur des pratiques culturelles de l’éducation populaire.
1 / Extrait du film « Capsules - 26 pédagogues – L’éducation en question - Paolo Freire – Pourquoi apprendre à lire. » Philippe Meirieu - https://www.meirieu.com/EDUCATION%20EN%20QUESTION/FREIRE.mp4
2 / Joan Tronto, « Moral Boundaries, A Political Argument for an Ethic of Care, NY, Routledge ».
3 / Pour avoir une idée plus claire de ces théories et pour approfondir, nous renvoyons à M. Merleau-Ponty, « Phénoménologie de la perception. »
4 / Freire, P., « Pédagogie des opprimés » , Maspéro, 1978.
5 / Ibidem p. 39
6 / Ibidem p. 47
7 / Extrait du film « Capsules - 26 pédagogues – L’éducation en question - Paolo Freire – Pourquoi apprendre à lire. » Philippe Meirieu - https://www.meirieu.com/EDUCATION%20EN%20QUESTION/FREIRE.mp4
8 / P. Freire, « Pédagogie de l’autonomie », Érès, Toulouse, 2013 p. 39.
Photo by Pratham Gupta on Unsplash