Alisée, étudiante de 13 ans, a coordonné la publication d’une lettre ouverte le 12 novembre 2020 dans la Libre (1), signée par 144 adolescent-e-s, demandant le retour à l’école pendant le confinement. Bernard (De Vos) est Délégué général aux Droits de l’enfant et n’a eu de cesse d’interpeller pour la prise en compte des jeunes durant la crise sanitaire de 2020-2021. Leurs paroles sont extraites d’un entretien avec chacun-e séparément. Les enchevêtrements sont donc le fruit de la mise en forme de ce texte, pas d’une conversation. La crise sanitaire du virus Covid 19 constitue le contexte général, mais les constats et les questions posées dépassent largement cette situation conjoncturelle pour interroger plus fondamentalement la considération que notre société accorde à ses jeunesses, la méfiance à leur égard, le silence que les adultes leur imposent.

La « jeunesse » serait ce qui précède l’entrée dans l’âge adulte, sans que ce moment soit tout à fait précis. Depuis au moins la Grèce antique (2), cette période fait l’objet d’une mise à distance, d’une crainte, d’un rapport de défiance de la part des adultes en place dans la cité. Bien évidemment, il s’agit d’un moment plus ou moins long et intense de construction, d’expériences, d’aventures… et les recherches en neurosciences confirment le bouillonnement de cette période, avec une certaine stabilisation peu après 20 ans. Mais comment notre société, et particulièrement les adultes qui assument des responsabilités à l’égard des jeunes, peut soutenir ce moment si particulier, sans inhiber ou formater ou, à l’inverse, laisser (trop) faire ? Comment conjuguer les jeunesses (au pluriel dans le sens de leur diversité, qui ne peut se résumer à une seule acception) et la société sans disqualifier aucune de ses composantes pour s’inscrire dans une histoire qui s’écrit au présent ?

La moindre des choses : l’attention des adultes

Bernard De Vos (B) : La meilleure manière de prendre soin des jeunes, c’est d’abord être à leur écoute et ne pas imaginer ce qui est leur intérêt, ce que sont leurs souhaits. C’est justement avoir un dialogue permanent avec eux, un dialogue participatif qui cadre bien avec la Convention internationale des droits de l’enfant (CIDE). C’est ne pas imaginer pour eux, ne pas faire sans eux.

Alisée (A)  : Pour moi, prendre soin des jeunes, cela veut dire être attentif à ce qu’ils ressentent, à comment ils vivent, à ce qu’ils soient bien dans leur peau. […] De mes 13 ans, je n’ai pas beaucoup de connaissances, mais avec cette crise sanitaire, j’ai l’impression que les adultes pensent évidemment bien faire mais qu’ils prennent beaucoup de décisions sans vraiment nous demander notre avis. Évidemment, on est enfant, donc c’est assez « normal », mais si on prend des décisions en ne demandant pas notre avis, ça peut faire qu’elles ne soient pas en accord avec ce qu’on vit.

B : La première chose à faire, c’est vraiment de ne pas faire contre, mais de faire avec et avoir une oreille la plus attentive possible. On peut « imaginer » ce qui est leur intérêt et le confronter avec leurs souhaits, on n’est pas obligé de venir avec rien dans la rencontre avec les jeunes. On peut aussi venir avec des idées sur ce qui,sans doute, est le meilleur pour eux, ce qui peut être le plus satisfaisant. Mais la moindre des choses c’est vraiment d’être à leur écoute.

Dans les propos d’Alisée et de Bernard, l’attention des adultes est ainsi convoquée de manière pré-cise : une attention pour faire exister les jeunes, en veillant à ne jamais penser et parler à leur place, à toujours les considérer comme sujets des propositions qui leur sont faites et pas comme des objets à intégrer au sein de dispositifs.

Il est suggéré que les adultes proposent un cadre, structuré et bienveillant, qui soutienne l’expression, l’expérimentation et l’élaboration de nouveaux possibles. Le cadre est bien de la responsabilité des adultes, par contre son contenu, ce qui y émergera, appartient aux jeunes. Pour l’éducation active, cette distinction est importante, rappelant la rigueur des dispositifs qui sont mis en œuvre, leur élaboration méticuleuse, pour favoriser la liberté et la créativité en leur sein et pas une production attendue d’avance, instrumentalisée ou orientée. Trop souvent, les jeunes servent d’alibis ou de mascottes au sein de dispositifs d’expression ou de recueil de parole qui leur laissent, en réalité, bien peu de place et de pouvoir.

Cette posture orientée sur la tenue du cadre, la mise à disposition d’outils, des propositions d’activités… ne nie pas l’expérience des adultes, ni l’héritage de nos savoirs, nos cultures ou notre histoire, mais elle vise à permettre aux jeunes d’accéder à une appropriation qui leur soit singulière, orientée vers la transformation sociale plutôt que la reproduction ou la tradition. Une posture de progrès et intégrative qui refuse les confrontations binaires et souvent stériles entre le neuf et le vieux, l’innovation et la reproduction, le connu et l’inconnu.

Les jeunes : une parole qui doit être prise en compte

A : J’ai écrit une petite lettre que j’ai soumise à toutes les classes de deuxième année. J’ai eu des retours et des suggestions pour la lettre. Il y en a qui m’ont dit « je suis d’accord » et chaque fois je mettais leur prénom. Quand cette lettre a été un peu plus finalisée, je l’ai postée sur Facebook, sur le groupe « Stop école COVID ». À ce moment-là, j’ai eu plus de retours, plein de commentaires et encore des suggestions. […] Je me suis dit qu’il y avait vachement beaucoup de personnes qui étaient aussi d’accord et aussi stressées, qui pensaient un peu comme moi et qu’il faudrait peut-être qu’on donne vraiment notre avis… Il fallait aussi que les autres, les adultes, le sachent. Et avec l’accord de tous les autres évidemment, je me suis dit qu’il fallait envoyer la lettre à des personnes, à des politiciens.

B : S’il y a bien quelque chose qui ne coûte pas très cher et qui est pratiquement indispensable pour la gestion « intelligente » de la vie des adolescents et de la vie en société avec les adolescents, c’est quand même être à leur écoute et les inviter à participer. On voit bien que cela ne s’est jamais fait avant. […] Les jeunes sont très peu présents dans les politiques, on parle très peu des adolescents, on a très peu d’intérêt pour leur situation, même si tout le monde reconnaît que leur vie est insupportable et très difficile pour le moment et qu’ils sont sans doute parmi les premières victimes de la crise sanitaire. Pourtant, il y a très peu de personnes, très peu de professionnels, très peu d’acteurs qui vont vraiment essayer de susciter la parole et la participation des enfants et des jeunes. Tous milieux confondus.

A : Dans un premier temps, je me suis dit : « C’est chouette, puisqu’on a écrit la lettre ensemble, avec des amis, on écrit quand-même bien. » Et puis dans un autre temps, je me suis dit que c’était un peu dommage que les gens pensent qu’on n’est pas capable de faire ça. Dans le premier temps j’étais contente, et puis un peu triste…

Fondamentalement, il est ici question de participation des jeunes, concept qui peine à revêtir sa pleine signification aujourd’hui, tant il est utilisé de manières très différentes et s’écartant parfois même des ambitions qu’il contient. Trop souvent, il s’agit de se contenter de la reproduction des formats propres à nos démocraties représentatives, dans un rapport majorité/minorité, en procédant par votes pour prendre des décisions. Dans cette conception, la participation se résume à reproduire des procédures formelles.

L’expérience relatée par Alisée s’inscrit dans une réalité concrète. Il ne s’agit pas de « jouer à la participation » pour plus tard, pour quand on sera grand-e ou en âge de voter, qu’on aura du boulot... mais bien d’agir au présent, au départ d’un contexte, considérant son expression complétée par celles des autres comme authentiques et ayant de la valeur. Ça compte « pour de vrai » dans une démarche à la portée de celles et ceux qui la concrétisent. C’est une expérience, une tentative légitime et prise au sérieux tant par les jeunes que par les adultes.

Bien évidemment, une manière de disqualifier ces démarches, c’est d’interroger la capacité des jeunes à réellement porter des combats, à être capables d’expression, de discernement et de nuances… Et comme le dit Bernard, cela ne 
coûte pas très cher de permettre aux jeunes de participer. Mais encore faut-il accepter le risque que leurs dynamiques échappent aux adultes, d’être confronté-e-s à de l’inattendu, de l’inconnu. Un risque propre à la vie, la vraie !

Les jeunes, tou-te-s les jeunes !

B : Je n’aime pas répondre à des questions autour de ce qu’il faut pour les jeunes, parce qu’entre des jeunes des quartiers populaires et des jeunes qui sont inscrits dans des filières scolaires des plus élitistes, il y a un gap énorme. Et sans doute effectivement que ces jeunes n’ont plus beaucoup de patrimoine commun. Ça, c’est clairement un regret qu’on peut avoir.

 : Quand on parle d’adolescents, on a surtout l’impression qu’ils sont vautrés sur des téléphones, sur les jeux vidéos, etc. D’une part, c’est vrai, il y a toutes les technologies, tout ça, qu’on est quand même beaucoup dessus. Mais on fait aussi d’autres choses ! On n’est pas que vautrés sur nos écrans. […] C’est vrai qu’on est beaucoup sur nos écrans, mais on peut lire, on peut faire plein d’autres choses.

B : C’est vrai que certains enfants sont plus habitués ou dans des contextes qui facilitent leur participation (dans des écoles Freinet, dans des écoles participatives, dans des milieux socio-économiques plus favorisés…). Je pense effectivement que la démarche doit être inscrite en lettres d’or dans nos pratiques éducatives vis-à-vis de tous les enfants et de tous les jeunes. Depuis leur plus tendre enfance (l’école maternelle, la crèche), la question de la participation des enfants est vraiment centrale.

Dès l’introduction de ce texte, nous avons insisté sur les jeunesses, soulignant de la sorte la diversité des jeunes en fonction des contextes sociaux, culturels, économiques… dans lesquels ils et elles s’inscrivent. Les mettre au pluriel, c’est reconnaître la spécificité de chacun des parcours, mais aussi et surtout s’empêcher de cataloguer les jeunes dans les clichés qui circulent largement et qui leur collent à la peau. C’est encore s’obliger à voir ou entendre autre chose que ce à quoi nous pourrions nous attendre, à être confronté-e-s à nos propres stéréotypes et s’autoriser à être surpris-es !

Dans les pratiques éducatives, il est utile de se poser la question des registres dans lesquels nous allons permettre aux personnes de se rencontrer. Et s’agissant des jeunes, que leur proposent les adultes ? Sur quels aspects de leurs personnalités, de leurs aptitudes, de leurs intérêts leur proposons-nous d’évoluer ? Sur quels terrains allons-nous à leur rencontre ? Les territoires qui sécurisent les adultes ou ceux qui soutiennent les jeunes, qui leur sont familiers ?

Et une fois l’expression des in-dividualités réalisées, comment opérons-nous pour faire culture commune, destinée commune ? Comment dépasser les appartenances et les assignations pour élaborer ce que Bernard appelle « le patrimoine commun » ? En développant des pratiques collaboratives qui garantissent le respect des expressions individuelles, mais qui imposent aussi la construction collective, l’élaboration en groupe en intégrant, inconditionnellement, chacun-e.

Des institutions et des adultes qui prennent soin des jeunes dans leur globalité

A : D’un côté, c’est aux adultes de mettre les enfants en confiance et, de l’autre côté, c’est aux enfants « d’oser leur dire, leur parler ». Mais c’est vrai qu’il y a des personnes qui sont timides ou qui n’osent pas. Que tous les enfants aient la possibilité de parler, de donner leur avis, c’est vachement compliqué. Mais on pourrait déjà organiser quelque chose dans leur école. Dans les écoles, il y a souvent un centre PSE [Promotion de la Santé à l’École] et tous les enfants qui veulent prendre la parole pourraient aller parler aux personnes du centre. Après, le centre PSE rapporte leurs avis anonymement ou quoi que ce soit à l’école, en disant : « il y a des élèves qui pensent comme ça. » Et que ce soit l’école qui prenne la parole et qui le dise au gouvernement. Ça pourrait être justement à l’école de dire aux élèves : « Vous pouvez venir nous parler, vous pouvez parler à un adulte si ça ne va pas, vous pouvez dire ce que vous pensez. » De mettre les jeunes en confiance.

B : La vie biologique a toujours été valorisée en priorité par rapport à la vie mentale, la vie culturelle ou d’autres formes de vie. Et dans nos sociétés construites sur le respect de la vie [biologique], je pense surtout que les jeunes sont traités par le mépris, dans le sens où on les hyper-responsabilise pour des situations ingérables pour eux. Respecter un confinement pour une personne qui est « installée », qui a des relations, un habitat, des habitudes etc., c’est beaucoup moins compliqué que pour un jeune qui est en découverte, qui est en création, qui est en mouvement permanent.

A : Ce qui me met en confiance avec un adulte, c’est le fait que cette personne soit accueillante, qu’elle soit gentille. Donner la possibilité à l’enfant d’être justement en confiance et de parler. Évidemment, s’il y a quelqu’un qui nous gueule dessus, on n’a pas très envie de dire ce qu’on ressent... Un sourire. Un sourire, tout de suite, ça nous met dans la confiance.

B : Je pense que les adolescents et les jeunes adultes, après nos aînés, sont les principales victimes de cette crise au regard de la construction d’une société. Je n’ai pas en-vie de parler d’une « génération sacrifiée », mais il n’empêche que les conséquences de ce qu’on est en train de vivre vont être épongées sur de très longues années en termes de décrochage scolaire, de décrochage généralisé de la société… Et on n’en prend pas suffisamment la mesure maintenant. On est tellement « occupé » à combattre le virus et obnubilé par ces questions sanitaires qu’on laisse de côté de manière bien trop importante d’autres réalités autour de la santé mentale, autour de la santé culturelle, autour de la question de la scolarité, etc.

Pour permettre aux jeunes de vivre pleinement et de participer entièrement à ce qui les entoure, il faut des institutions capables de prendre soin d’elles et d’eux dans tout ce qu’ils-elles sont, à même de leur offrir des espaces sécurisés d’expérimentation, de découvertes, d’essais/erreurs, sans jugement ni disqualification.

De telles institutions ne peuvent exister qu’avec le concours d’adultes engagé-e-s, conscient-e-s des besoins et des réalités des jeunes, capables de composer avec leur diversité et leurs contradictions, d’accord de les rencontrer sur leurs terrains. Des adultes qui ont l’audace de faire confiance aux jeunes au sein du cadre qu’ils et elles auront développé à leur intention.

Mais ces institutions doivent aussi prendre soin des adultes qui les composent, pour leur permettre de prendre du recul, de réfléchir aux situations rencontrées, de confronter les regards et les différentes tentatives à l’œuvre, pour sécuriser aussi les adultes dans les actions menées avec les jeunes, dans l’affinage du cadre qui leur est proposé et des interventions qui sont nécessaires.

Des points d’attention dans la prise en considération de jeunes

Alisée et Bernard rappellent, au départ de leurs expériences, la responsabilité qui incombe aux adultes de proposer des cadres permettant aux jeunes, à tou-te-s les jeunes (même les jeunes hors cadre, les défavorisé-e-s, les invisibles, les laissé-e-s pour compte…) d’être en confiance pour s’exprimer et agir. À l’école bien entendu, mais aussi en dehors de l’école, dans des espaces collectifs qui prennent soin de chacun-e et du groupe.

Nous insistons ici sur la dimension collective, trop souvent négligée pour privilégier des démarches et des suivis individuels, ignorant le caractère d’« être social » des jeunes, particulièrement dans la construction de leur personnalité dans cette période de leur vie. Comment en effet « faire société » et participer de sa construction lorsque les seuls modèles proposés sont ceux qui se centrent exclusivement sur l’individu, isolé des autres ? Comment accéder au concept de bien commun et s’en emparer seul-e ?

Prendre soin des jeunes s’inscrit dans un subtil équilibre entre l’individu et le groupe, dans une vision globale des jeunes qui mêle leurs multiples facettes et paradoxes tout en misant sur leurs capacités de dire, de faire, d’expérimenter, d’inventer, de s’opposer… dans la durée. Un changement radical de regard et de pratiques pour dépasser l’opposition des générations et faire œuvre commune. Avec le sourire !

1 / Consultable sur https://www.lalibre.be/debats/opinions/2020/11/12/des-eleves-du-premier-degre-du-secondaire-prennent-la-parole-nous-demandons-une-suspension-immediate-de-lobligation-scolaire-en-presentiel-pour-tous-les-enfants-jusquau-treize-decembre-TTLUT7RY6NHINBLIMF6JZI3V44/
2/ « Nos jeunes aiment le luxe, ont de mauvaises manières, se moquent de l’autorité et n’ont aucun respect pour l’âge. À notre époque, les enfants sont des tyrans. » - Socrate (Vesiècle avant notre ère).

Photo by Maria Thalassinou on Unsplash